D'ailleurs, c'est bien ce que son père a toujours reproché à sa mère, songe l'apprenti dresseur en s'arrêtant dans une ruelle, gardant sous les yeux un Abra qui n'a pas encore remarqué ni sa présence, ni celle de Choupette. Les disputes à la maison étaient tonitruantes, mais Oliver n'a jamais vraiment craint pour le couple de ses parents ; ces deux-là se sont toujours aimés d'une façon bien particulière. Les arguments, c'étaient toujours les mêmes. Tu vas droit dans le mur, Cassandre, toi et tous les gens qui sont avec toi. Vous jouez avec des forces trop grandes, une seule attaque d'un titan comme ceux que décrivent les légendes pourraient rayer Lathea de la carte comme c'est arrivé à Myrtha. Tu en as conscience ? Elle aurait dû, pourtant, le savoir, elle aurait dû le comprendre. Elle avait été dresseuse elle aussi, elle avait appris de ses voyages, non ?

Oui, elle avait appris, mais l'accès au pouvoir avait tendance à faire oublier aux gens que certaines décisions ne devaient pas être prises à la légère. Sa mère avait de l'ambition, elle en a toujours eu et son accès aux hautes sphères du Système ne lui a pas enlevé cette soif de réussir. Son père avait des envies plus modestes, et c'est sûrement ce qui a fait que tout ait si bien fonctionné entre eux, après tout ; ils n'avaient absolument pas les mêmes attentes, tous les deux, personne ne se marchait dessus. Oliver, lui, était un étrange entre-deux, un mélange subtil de passions sages appartenant à son père, et d'envie mordante de grimper les échelons, comme sa mère. Il voulait devenir maître, depuis toujours, et il ignorait si c'était pour se prouver quelque chose à lui-même ou à sa famille. Quelque part, le plus important pour lui n'était pas cette drôle d'introspection, mais ce qui en résulterait s'il y parvenait.

C'est plutôt bien parti, non ? Songe Oliver avec un sourire, Pokéball dans la main après avoir attrapé un Abra pas suffisamment méfiant. Que va-t-il faire de tous ces Pokémon, il n'en sait rien ; la plupart vont sans doute rester dans sa boîte en attendant qu'il leur trouve un usage. Il a appris auprès de ses parents, que composer une équipe était une bonne chose, mais qu'en avoir plusieurs était encore mieux, si on voulait commencer à défier les arènes. Si cela ne tenait qu'à lui, il n'aurait que des Pokémon de type feu ; mais ce n'est pas seulement de son ressort, et il sait déjà comment ça se terminera face au champion de type eau. Il n'est pas vraiment comme Gaspar, à s'imaginer que plus c'est gros, plus ça passera ; il est presque tenté de le ramener par l'oreille chez ses parents, histoire qu'il réapprenne un peu les bases, bon sang.

Lorsqu'Oliver atteint le bout de la rue, il fronce légèrement le nez ; ici, les vapeurs toxiques de la Peste atteignent ses narines, si acides qu'il est d'abord obligé de reculer pour s'accoutumer à l'odeur méphitique qui s'échappe du sol. Les marécages commencent ici, et ont entrepris de dévorer les fondations de chaque maison qui passait sur son chemin. La terre brunâtre lui colle aux pieds, s'attaque à son jean, les vapeurs qui s'échappent des flaques glougloutantes sont presque irrespirables. Est-ce que c'est à ça, que Nathalia se condamne ? D'avancer dans Lathea, encore et encore jusqu'à atteindre la mer et alors, ne plus pouvoir avancer et être condamnée à la disparition ? Ce ne serait pas une grande perte mais alors, que deviendraient les habitants de la ville, déjà bien éprouvée par l'égoïsme latent des grands industriels ? Deviendraient-ils de simples réfugiés, ou finirait-on par leur trouver une solution ?

C'est un grognement qui le tire un moment de ses pensées ; les yeux rivés vers l'horizon, Oliver n'a pas tout de suite remarqué la présence d'un Médhyèna caché dans une poubelle à moitié rongée par la rouille, lovée dans un tapis de ce qui semble être de vieux journaux et du carton sale. C'est ça, la vie d'un Pokémon dans l'ancienne Nathalia ? C'est à fendre le coeur ; et même si Oliver recule d'un pas, conscient qu'il a dû pénétrer dans le territoire de la créature, il est tout de même curieux. Le Pokémon a l'air maigre, sale, peut-être un peu chétif pour son espèce. Les canidés, il les a toujours adorés, et voir l'un d'entre aux aussi mal en point lui fend le coeur. Il va falloir qu'il l'attrape, lui aussi ? Il ne va jamais avoir la place, bon sang. Et pourtant, pas question de laisser ce pauvre Pokémon patauger dans la fange plus qu'il ne le faudra pour le ramener avec lui.

« Hé... ça va ? » demande gentiment le dresseur, mais ce n'est qu'un grondement encore plus furieux qui lui répond ; que faire, alors ? Il ne va pas y aller tout seul, c'est un coup à se faire bouffer la main. Bon, peut-être que Choupette va lui servir à quelque chose ? « Bon, tu vas lui dire bonjour ? Peut-être qu'il sera moins mal à l'aise avec un Pokémon. » Sauf que Choupette n'a pas du tout l'air d'accord pour coopérer, loin de là ; à vrai dire, elle recule, même, clairement intimidée par les sons rauques s'échappant de la gueule du Médhyèna qui s'est redressé, dardant ses yeux rouges à la fois sur lui et sur sa Mucuscule, qui recule encore. Quel courage, songe le jeune homme en levant les yeux au ciel, avant de froncer sévèrement les sourcils. « Allez, il va pas te manger, d'accord ? »

Enfin, avec un peu de chance en tout cas. Peut-être qu'il serre un peu les fesses Oliver, alors que sa Mucuscule se décide à rejoindre le Pokémon sauvage, toujours tapi dans sa tanière ; l'air vicié semble faire mal au pauvre Médhyena à chaque inspiration douloureuse soulevant sa petite poitrine grondante. Qu'est-ce qu'il fait là ? Pourquoi si près des marécages ? Sans doute à la recherche de nourriture ; il faut à peine quelques secondes à une Choupette extrêmement à l'aise avec l'ambiance empoisonnée des lieux pour s'approcher. Si au départ, le Pokémon grogne, et pousse un aboiement furieux à la voir approcher, c'est à force de progression douce et de glougloutements encourageants qu'elle atteint sa hauteur. Oliver ne comprend pas ce qu'ils s'échangent, mais elle s'agite, Choupette, elle le montre du bout de ses petites antennes, l'encourage ; le gémissement angoissé du pauvre Pokémon lui brise le coeur, et il sait déjà, et malgré ses récentes captures, qu'il va le ramener chez lui.

Le pauvre Médhyena est déboussolé, mal en point, et Oliver sait déjà qu'il ne va pas s'amuser à aller à sa rencontre tout de suite ; d'abord, il laisse Choupette apaiser ses tourments, crachouiller affectueusement à côté de lui, puis il le capturera, et l'emmènera chez lui au calme, pour qu'il se repose tranquillement. Ensuite, il verra s'il le prend avec lui, mais il en doute ; un peu de repos dans son appartement, de la nourriture pour lui faire prendre un peu de poids, et il le laissera faire sa petite vie tranquille. C'est ce qu'il songe alors qu'il lance sa pokéball, droit sur le Pokémon sauvage qui ne bouge pas et se laisse faire, peut-être conscient qu'il a besoin des soins que le garçon est prêt à lui offrir. En tout cas, une chose est sûre : cette semaine, il va passer voir sa mère, et il va mettre deux ou trois choses au clair avec elle concernant cet endroit. 

Pour le moment, le plus prudent est de quitter l'horizon de ce marais puant et moche. Parce qu'il n'a pas du tout la force physique nécessaire pour aller directement dans la Peste d'Enoville ; d'ailleurs, il loue chaleureusement tous les rangers et les flics qui s'y aventurent, eux, pour aller aider les imprudents. Il y a des morts toute la journée au sud de l'immense ville, et pourtant ça ne sert de leçon à personne ; depuis le temps qu'on leur dit qu'il ne faut pas y aller seul, que les Pokémon qui vivent là-bas sont hostiles et dangereux, mais non, hein ? La plupart des gens s'imaginent qu'ils peuvent tout à fait s'en sortir sans aide, et résultat, il y a des morts. Si les premiers responsables sont les industriels, il faut bien admettre que la connerie humaine n'a absolument aucune limite quand il s'agit de faire le truc le plus dangereux et le plus con possible.

Cela dit, est-ce qu'Oliver vaut vraiment mieux que ces imprudents ? A tout moment, sa canne peut glisser, il pourrait tomber dans la boue empoisonnée et se faire mal ou tomber malade. A Enoville, on méprise les gens de Nathalia et à Nathalia, on meurt d'une maladie différente et inconnue chaque année, générée par les vapeurs toxiques des marécages empoisonnés grignotant le terrain de la ville un peu plus chaque jour, chaque mois. Les gens ne peuvent pas vendre une maison gagnée par la Peste, alors ils la quittent, perdent tout ; ils font leur valise tandis que le fléau pénètre dans les murs, menace les fondations et leur santé, récupèrent ce qu'ils peuvent encore récupérer et repartent vivre de l'autre côté encore intact de la villle, dans une maison toute  neuve construite par le Système mais qui subira, sans doute, exactement le même sort que la première. Nathalia avance de plusieurs centaines de mètres tous les ans.

Oliver est d'ailleurs presque convaincu qu'il n'avait pas le souvenir d'une ville aussi près de la route conduisant à Thiapolis. Quelque part, ça l'inquiète, et cela devrait aussi inquiéter les gens du Système ; si les déchets toxiques rejetés par les grandes usines d'Enoville finissaient par rencontrer les différents points chauds volcaniques de Thiapolis, quelles en seraient les conséquences sur la région dans sa généralité ? A chaque fois, on en revient toujours au même point, finalement ; l'humain va trop loin et un jour, la nature va le leur faire payer. Les scientifiques de toutes les époques parlent de catastrophes naturelles en réponse à la bêtise humaine, et pourtant, personne ne semble en tirer les bonnes leçons, pas même sa mère qui, au demeurant, est une femme intelligente. Peut-être un peu trop, à bien y réfléchir, parce que son travail lui a fait arrêter de croire en ces forces dominant tout.

« Ça va, Choupette ? » Oh, on dirait bien en tout cas ; sa Mucuscule est tout à fait dans son élément, et Oliver doit bien admettre qu'il est un peu dégoûté en la voyant sauter droit dans une flaque sombre pour se recouvrir intégralement de boue dégueulasse. On a quand même pas idée de se salir volontairement comme ça, hein ? Malgré tout, il ricane un peu en voyant, sous la matière visqueuse, épaisse et malodorante, les deux petits yeux de sa Choupette brillants de bonheur. Ici, ça pue, c'est sombre, laid et dangereux, mais elle adore cet endroit, alors il y reviendra. Maintenant que les choses se mettent doucement en route correctement dans la vie d'Oliver, il sait déjà qu'il va prendre soin de tous les Pokémon qu'il a capturés ; même s'il y a des priorités, bien entendu, le Médhyèna va passer avant Nox, par exemple, puisque l'Evoli est en parfaite santé. « Tu sais quand même que je vais te rincer avant de rentrer, hm ? »

Non parce qu'il est hors de question qu'elle rentre à l'appartement dans cet état, quand bien même aurait-il une baignoire suffisamment grande pour pouvoir la nettoyer une fois rentré. Ces miasmes empoisonnés doivent absolument rester ici, il n'a aucune envie d'en ramener chez lui ; personne n'a encore idée du degré de toxicité de cet endroit, et Oliver doute même que le masque suffise à protéger ceux qui s'y aventurent, encore que. Nathalia a été classée sans vraiment grand danger par le Système, là où ils déconseillent aux amateurs de se rendre dans la Peste. Avec un peu de bol, ils savent ce qu'ils font, non ? Cela dit, il ne va pas trop faire le malin, pas question de s'amuser à allumer une clope ici, par exemple. C'est un coup à s'immoler soi-même avec une toute petite braise de merde et merci bien, mais il tient à la vie, surtout en ce moment.