Il fait très chaud, aujourd'hui. C'était déjà le cas à Castlerain, quand Oliver est parti prendre l'air sur un coup de tête ; c'est encore pire maintenant qu'il arrive à Nathalia. Il ne sait pas si c'est la proximité avec les volcans, le climat ou les miasmes vaporeux de poison qui sont légion dans les Vieux Quartiers, mais le batteur regrette presque instantanément d'avoir été assez con pour croire qu'il allait pouvoir faire sa petite balade tranquilou dans un endroit aussi dangereux comme celui-là sans en baver. Il n'est pas dresseur, après tout, et il aurait dû se douter que l'aventure ne serait pas aussi simple, mais au moins il n'y a pas de montées. Pas de cailloux non plus ni d'aspérités, et vu l'état de sa hanche ces derniers jours, il vaut mieux, de toute manière. Sans un mot, il s'engage dans la rue, enfile son masque. C'est parti.

Il s'en doutait bien, Oliver, qu'il n'allait pas tomber sur des Pokémon commodes ici, ni des Pokémon très sécure en terme de santé, mais c'est mû par une drôle d'impulsion qu'il a décidé d'aller dans l'ancienne Nathalia. Il se souvient très bien de la ville il y a dix ans, ces quartiers, il les connait ; il avait des amis là-bas, et Mallory et lui ont déjà donné des concerts dans certaines salles qui, aujourd'hui, sont envahies par les remugles de la Peste d'Enoville, qui est tout doucement en train de gangréner toute une partie du pays. Ce n'est pas faute de l'avoir dit à sa mère, qui a chassé ses paroles d'un revers de la main. C'est bon, a-t-elle répliqué, je te signale que les Pokémon poison adorent la Peste, comme tu l'appelles. Oui, sûrement, et pour les autres ? Ce Mélokrik qu'il aperçoit, là-bas, jouant avec ses ailes une étrange mélodie triste à mourir, est-ce qu'il aime vivre ici ?

Ou comme ce Morpe... mais. C'est vraiment un Morpeko, là ? Pour le coup, il en écarquille totalement les yeux, Oliver ; ce Pokémon, il le connait pour l'avoir beaucoup admiré entre les mains de Rosemary, quand les matches de Galar étaient diffusés à la télévision. Il sait pas mal de choses, que sous l'apparence de ce petit Pokémon jovial se cache un affamé en puissance, très agressif en combat par exemple. Pour l'heure, celui-ci n'a pas du tout l'air de chercher la bagarre ; au contraire, parait chercher quelque chose dans les ruines d'une maison aux fenêtres cassées, et couvertes de poussière. « Salut toi, appelle-t-il doucement, faisant se tourner le Pokémon d'un air curieux. Ça va comme tu veux ? » Il a l'air un peu mince, mais c'est peut-être un effet de lumière, il n'en sait rien ; quelque chose lui dit que les Pokémon qui vivent ici ne doivent pas trouver de Baies souvent. « Tu veux grignoter quelque chose ? »

On dirait bien qu'Oliver a prononcé un mot magique ; à l'entente du mot grignoter, le Morpeko tourne la tête, agite ses petites oreilles. A côté de lui, Choupette pousse un petit glougloutement adorable ; elle n'est jamais contre se faire de nouveaux copains, même si dans l'équipe, elle a un peu de mal avec certains de ses congénères. Le Morpeko s'avance à pas prudents, et c'est finalement sa Mucuscule qui fait un pas vers lui ; tranquille, elle lui désigne le dresseur, qui s'appuie sur sa canne pour s'accroupir en dépit de la douleur, une baie Kika dans la main. « Allez, viens. Tu sais, si t'es pas bien ici, tu peux venir avec moi. » Il ne sait pas ce que Choupette lui dit, mais elle a l'air terriblement enjouée ; si bien que le Morpeko finit par chiper la baie pour la dévorer, tandis que le batteur lui présente une Pokéball. « Alors, ça te tente ? »

Non, ça ne le tente pas. Le Morpeko ne regarde même pas la Ball qui lui est présentée ; il préfère largement dévorer la baie Kika qui lui est offerte, le tout sous le regard d'une Choupette attendant avec impatience que son dresseur prenne une décision. Sauf qu'il ne sait pas trop quoi faire là, Oliver. « Tu te plais, ici ? » Demande-t-il finalement, en songeant qu'aucun Pokémon un peu sensé répondrait par l'affirmative, sauf s'il était du type Poison. Le Morpeko, toujours sans le regarder et la bouche pleine, finit par lui répondre. « Peko ! » Il faudrait vraiment que les Motidex aient un traducteur automatique, hein. Le Système pourrait faire ça, non ? « Si tu viens avec moi je pourrais t'emmener un peu partout, tu sais. On pourrait voir plein de nouveaux endroit ensemble, et tu aurais des baies pour... » Ah. Les baies, ça a l'air de l'intéresser. Super. 

Cela dit, ça n'a rien de vraiment étonnant. Ce genre de Pokémon doit crever la dalle ici, au vu de la façon dont celui-là termine d'engloutir la baie qu'il a reçue, avant de tourner la tête pour en réclamer une autre. Bon, au moins il a son attention, songe Oliver en tirant une autre baie de son sac... sauf que lorsque le Morpeko s'avance pour s'en saisir, la main recule. « Tu sais quoi ? On fait un deal. » Peko ! s'énerve le Pokémon, qui n'a visiblement pas du tout envie de marchander avec un dresseur. Sauf que laisser passer une occasion pareille ce serait vraiment trop con de sa part. « Tu viens avec moi et je te donne des baies. Si t'es malheureux, je te ramène ici, et sinon tout le monde est content, d'accord ? » Alors, marchera, marchera pas ? Cette fois, il désigne la Pokéball qu'il ouvre directement ; le Morpeko l'observe, soupire, puis accepte de disparaître dedans. En quelques secondes, l'objet s'immobilise. Il - elle ? Est à lui.

Si on lui avait dit qu'il allait marchander de la bouffe avec un Morpeko pour le capturer, Oliver n'y aurait sans doute pas cru. Tout comme il n'aurait jamais cru à ce qui lui arrive depuis quelques temps, quelques jours ; le garçon abandonné et malheureux d'il y a dix ans aurait sûrement renié en bloc ce futur possible par peur de souffrir. Au gamin de dix neuf ans à la hanche brisée, fusillé sur un lit d'hôpital, il aurait pu revenir dire de ne pas perdre espoir ; qu'un jour, les choses changeraient pour lui, que tout irait bien et que cette blessure ne l'empêcherait pas de vivre. C'était à moitié vrai bien entendu, mais ce n'était pas le plus important. Le Oliver d'autrefois était un garçon rieur et plein d'entrain, toujours le premier à courir, à dormir dehors, à partir à l'aventure. Le jeune homme qui passa la vingtaine ensuite n'était plus que l'ombre de ce gosse. A cause de sa hanche. A cause de Gaspar.

Lorsqu'il est revenu à Lathea, il n'aurait jamais cru voir les choses changer de cette manière ; il s'attendait à tout, à être spectateur des réussites de Mallory dans l'arène en écho à ses propres échecs, à devoir subir la présence, plus ou moins lointaine de Gaspar, à devoir reconstruire sa vie dans un endroit qu'il n'avait plus jamais envie de voir. Pourtant, il lui semble aujourd'hui que c'est bien Lathea qui détient la clé de son salut, au travers de tout ce qu'il est en train de construire. Malgré sa jambe, malgré ces dix années d'errance, il a peut-être enfin trouvé la réponse à toutes ses questions. C'est sans doute pour ça que son pas est aussi léger, quand bien même regarderait-il ces bâtiments avec une pointe de nostalgie ; ses parents n'allaient pas souvent à Nathalia, mais il se souvient que son père se fournissait en CT, non loin. Qu'est devenue la boutique, aujourd'hui ?

Elle est très certainement à l'abandon comme toutes les autres, délabrée, et sans doute ne reste-t-il que des vestiges de cette vie datant à peine de dix ans, dans laquelle il avait encore sa place. C'est incroyable, de retourner dans une ville et de ne plus rien reconnaître. Quand il était gosse, sa mère l'emmenait souvent dans les différents lieux de la région ; elle lui disait que quand il serait grand et s'il voulait être dresseur, il aurait déjà quelques points de repère. Oliver avait huit ans, des étoiles plein les yeux, et il se souvient de beaucoup de choses de ce temps là. Les pontons de Halosis, par exemple, le delta de Skyler Bay et son arène immergée, immense au milieu de l'eau trônant comme la digne maîtresse de l'élément qu'elle était. A-t-elle changé, elle aussi ? A quel point Lathea est-elle devenue différente de ce qu'il a connu ?

Pour commencer, il n'y avait pas de Spectres à Nathalia. La ville a toujours été un donjon triste et sans saveur, dévoré par sa proximité avec la Peste d'Enoville qui grandissait déjà d'années en années, lorsqu'il était enfant. C'était d'ailleurs le seul sujet de dispute de ses parents, songe le jeune homme en regardant avec intérêt un Skélénox quitter l'entrée branlante d'une maison abandonnée, car si sa mère n'a jamais voulu voir le danger, son père, lui, a longtemps milité en faveur de la dépollution, au moins partielle, de cette zone du pays. Mais un homme, cent, mille, face à une poignée de gens influents n'a jamais permis de changer la donne ; si les activistes d'aujourd'hui sont encore capables de se lever face à la menace, les Pokélovers ont eux un avis mitigé sur la question. Quant aux responsables directs, ils trouvent bien plus facile de plaquer d'énormes oeillères sur leurs yeux plutôt que de voir la réalité.

Pourtant, tous le savent. Si les Pokémon poison et spectre sont heureux dans un environnement aussi sombre et dangereux que Nathalia et sa fosse sceptique de plusieurs kilomètres d'envergure, ce n'est pas du tout le cas du reste de l'écosystème. Myrtha, semble-t-il, avait pourtant appris aux hommes que certains équilibres ne pouvaient pas connaître les perturbations que l'être humain générait ; Oliver se souvient encore des phrases de son père, assassines, directement adressées à son épouse. Tu verras, Cassandre, le jour où quelque chose d'autre frappera, où vos usines seront détruites par des forces dont personne n'a conscience, ce jour-là, tu te diras peut-être qu'il aurait fallu endiguer la Peste avant que la nature s'en charge. Il y avaient des croyances, à Lathea. Les Pokémon de légende, considérés comme des dieux et élevés à ce rang par les humains, avaient le pouvoir de façonner le monde. Le problème, songea-t-il en sortant une Pokéball, c'est que tout le monde avait tendance à l'oublier. 

Oliver, lui, n'a jamais vraiment été croyant à proprement parler. Ou si, mais sans jamais pratiquer ; tout comme ses parents, il a toujours été conscient que des forces bien supérieures à celles des hommes régissaient l'équilibre du monde qui les entourait. Comme tous, il en connaissait les noms principaux : Arceus, le Dieu suprême, celui sans qui le monde ne serait pas né. Les oiseaux légendaires, responsables du temps, le Pokémon originel Mew, que comme tous, il aurait adoré rencontrer. Il était fasciné par ceux qui commandaient au temps et à l'espace, en dépit de la crainte ressentie à l'idée de les rencontrer ; il avait peur de ceux qui façonnaient l'eau et la terre, car c'étaient les plus agressifs et les plus furieux, trop enclins à étendre leurs territoires respectifs. Il savait que toutes ces créatures du Panthéon avaient ce quelque chose de puissant et de dangereux, et que les contrarier mènerait forcément à la catastrophe ; il l'a toujours su en tout cas, et encore aujourd'hui, il espère que l'âge adulte ne lui enlèvera pas cette prudence.