« C'est pas ce que j'allais dire. »
Ah bon, alors quoi ? Gaspar n'en sait rien, parce qu'il ne regarde pas ; ses yeux froncés par la tension sont rivés vers le sol et il ne comprend pas ce qui est en train de se passer. Pourquoi, tout à coup, il se sent acculé, pris au piège par un constat qu'il a pourtant fait de longues années auparavant : partir, ce jour-là, c'était une erreur. Sa vie ne lui va pas, il n'est pas heureux avec son mari et même le vieux rêve qu'il a dépoussiéré pour essayer de trouver un peu de sens à ce qu'il est, il n'a pas réellement envie de le réaliser tout seul. Alors qu'est-ce qui lui reste à faire, hein, se foutre en l'air ? C'est ça qu'il veut l'entendre dire, Oliver ; c'est pour ça qu'il le met dos au mur de cette façon ? Et pourquoi, par vengeance ? Ça n'a aucun sens. 
C'est un mouvement finalement, qui lui fait relever des yeux peinant à retenir les larmes d'égarement qui ont gagné son visage. Le regard qu'il croise le fige, coupe son souffle. Qu'est-ce que tu fais ? Il n'ose pas espérer. Il n'a pas envie d'entendre que ça-aussi, il faudra le laisser ici, quand bien même ils ne pourraient pas l'emmener ailleurs. C'est trop tard. Mais ça, il ne peut plus l'entendre, parce que face à ce visage-là, si près du sien, il ne peut que croire qu'un geste suffirait à effacer ces douze ans balancés aux orties. « Si tu pouvais revenir en arrière, tu le ferais ? Tu serais resté ce matin-là ? »
Bien sûr que oui, ne dit-il pas. Au lieu de ça, lui qui n'a jamais été très doué pour penser a soudain la tête pleine de questions et de réponses bien trop emmêlées pour qu'il puisse les distinguer. Ses certitudes deviennent troubles, et ses convictions se changent en doutes. Plus rien n'a de sens et pourtant, tout est plus clair que jamais, exactement comme avant. Quand il le regarde comme ça, finalement, sa seule certitude, c'est lui. « Dis-moi oui. Dis-moi que t'aurais tout donné pour revenir me chercher. »
Il aimerait bien, mais il ne le peut pas ; ce souffle à l'orée du sien, cette main contre sa peau, ils dérobent jusqu'à ses pensées. Il ne peut même plus respirer. Tu m'as tellement manqué. « Dis-le. »

Viens avec  moi, ne dit-il pas tout de suite, conscient des risques qu'il est en train de prendre tout en ne sachant absolument pas comment faire autrement. Oliver n'a jamais vraiment connu la mesure avec Gaspar, il l'a aimé trop vite et beaucoup trop fort dans les premières secondes où tout a commencé, et ce soir c'est ça qui hurle dans ses yeux sombres, quand la nuit se reflète sur son visage et les enveloppe tous les deux, que la cruelle incertitude du chanteur ne devient alors plus que le miroir de l'évidence, celle qui a toujours brillé entre eux. Ce n'est que la deuxième fois, la deuxième en douze ans qu'il le revoit et pourtant, suspendu comme un équilibriste sur les recoins de ses lèvres, il aime à se dire qu'il n'a jamais vraiment quitté cette place quand bien même d'autres se seraient appliqués à recouvrir les marques de son passage du leur. Il les voit encore, il veut y croire, il veut l'entendre. Dis-moi que tu m'as jamais oublié. Dis-moi que j'étais là pendant dix ans et que t'as regretté, que t'aurais voulu faire demi-tour et me rejoindre. Peut-être n'a-t-il pas vraiment besoin de réponse, lorsque la main de Gaspar se glisse lentement sur sa joue et s'égare dans ses cheveux un peu trop longs, peut-être qu'il suffit de regarder ses grands yeux verts pour y retrouver la flamme du passé, qui ne s'est jamais éteinte.

Le campement est calme, et les Pokémon laissés en liberté par les deux dresseurs se sont regroupés pour dormir. Drogon et Meleys sont roulés en boule l'un contre l'autre, près des braises du feu de camp mourant. Telsa et Nox, eux, sont couchés non-loin, truffe contre truffe, fatigués par la journée qu'ils ont passée à se courir après en effrayant tous les autres résidents de la clairière. Silver, de son côté, s'agite devant la tente où se sont enfermés les deux hommes ; elle n'est pas habituée à rester seule, encore moins la nuit ; quelque chose semble l'inquiéter. Finalement, elle pousse quelques petits cris plaintifs à l'attention d'on-ne-sait-qui, et retourne près du feu pour se rouler en boule près des deux Salamèche, sous l'oeil à demi ouvert de Drogon qui veille à ce que personne ne soit en danger.

Oliver reprend lentement ses esprits, écarquille les yeux, comprend que cette fois, il n'est pas sûr d'arriver à faire marche-arrière. La première fois c'était déjà horriblement dur, mais maintenant ? Est-ce qu'il va trouver le courage de lui échapper, à cet homme qu'il aime inconsidérément, et qui pourtant et malgré ce qui vient de se passer ne lui appartient pas ?

Non, pas question. Si c'est lui qui est venu à Gaspar, les deux fois il n'a pas opposé la moindre résistance. Au vu de la tendresse de sa caresse de tout à l'heure, le batteur refuse de croire à de la simple passivité ; pendant un temps il y a cru lui aussi, il lui a même dit qu'il regrettait, non ? Laisse-moi revenir, c'est ce qu'il lui a demandé et il l'a fait, Ollie, il l'a laissé reprendre dans son coeur une place abîmée, poussiéreuse mais toujours là, en dépit du temps passé entre deux étreintes. « Si on pouvait... articule-t-il enfin, la voix un peu rauque, essayer de... pas attendre douze ans pour la prochaine, hein... » C'est une tentative d'humour un peu foireuse dans de telles circonstances mais il s'en fout, il sent un rire secouer la poitrine de l'homme qu'il aime alors ça marche, hein ? Lentement, il passe un bras autour de son ventre, se love doucement contre lui ; les doigts de Gaspar courent le long de son dos, délient ses muscles les uns après les autres. Demain, sa hanche ne lui pardonnera pas la nuit qu'ils vont passer, mais demain est un jour auquel il n'a pas envie de penser. Ou si, seulement pour se redresser, les yeux un peu trop brillants, peut-être un peu trop suppliants, aussi. « Divorce, demande-t-il, du bout des lèvres. » On va se barrer, tous les deux, hein Ollie ? Cette voix juvénile, il peut encore l'entendre, dans les tréfonds de ses souvenirs. « Fais demi-tour, viens avec moi. Juste avec moi. » Pour d'autres journées, soirées comme celles-ci, il donnerait n'importe quoi. J'ai jamais arrêté de t'aimer, j'ai jamais arrêté d'espérer.

Gaspar a les poumons en feu et l'impression claire et nette qu'on vient d'aspirer absolument toute son énergie hors de son corps, mais il n'en sourit pas moins d'un drôle d'air halluciné, comme s'il avait du mal à croire que ce qui vient de se passer est réel. Il ne s'attendait pas à ça, à vrai dire il n'osait plus l'espérer depuis... beaucoup trop longtemps pour parvenir à y croire sans au moins se demander s'il n'est pas un tout petit peu en train de rêver. « Si on pouvait... dit soudain Oliver, le tirant de son étrange état second. ...essayer de... pas attendre douze ans pour la prochaine, hein...
– Ouais, répond-il, un rire épuisé au bord des lèvres. Ouais j'pense que... c'est pas la plus débile de tes idées. »
Quelques secondes encore, il rigole, laissant courir ses doigts le long du dos encore brûlant de son amant, constatant avec ravissement que les muscles tendus du jeune homme se relâchent à son contact. Dans quelle dimension est-ce qu'il a été propulsé, hein ? 
Gaspar est encore en train de se poser la question quand Oliver se dresse sur un coude pour le surplomber, poser dans les siens deux yeux noirs brillants dans la pénombre. « Divorce. »
La supplique tient en un murmure, à peine poussé jusqu'à lui par un souffle court, crispé d'un espoir un peu trop fou. Gaspar, lui, s'est figé. « Fais demi-tour, viens avec moi. Juste avec moi. »
Un moment, le chanteur ne répond pas, laissant simplement ses doigts suivre d'une caresse le dessin anguleux du visage d'Oliver, marqué par le temps, mais à peine différent de celui qu'il adorait déjà, douze ans plus tôt. « Tu m'as tellement manqué, articule-t-il doucement, la voix un peu cassée, fragilisée. J'osais... j'osais même plus espérer t'entendre me demander ça, j'étais convaincu que tu voudrais plus jamais de moi. »
Et pourtant, maintenant que ses yeux le piquent comme si on y enfonçait des aiguilles, il ne peut plus croire en l'hypothèse du rêve. « T'aurais envie de... devenir dresseur avec moi ? Comme ce qu'on s'était promis ? »

Le chanteur ne répond pas tout de suite à sa question ; c'est plutôt un ordre vu comme il a été formulé, et Oliver attend, le coeur au bord des lèvres, que la réponse tombe. Après ce qui vient de se passer, il serait capable de le faire dormir dehors si jamais Gaspar avait le culot de lui dire que c'était impossible ; pourtant, un drôle d'espoir suivi d'un souvenir le laisse penser que le garçon qu'il était n'aurait pas eu cette malveillance. Gaspar sait sans doute qu'il n'acceptera jamais la seule place d'amant, et qu'il va devoir faire un choix : ce choix, c'est lui, ou cet homme avec qui il est malheureux et sa vie qui ne lui convient pas. Il ne peut pas faire seulement à moitié partie de son monde, maintenant que les choses sont claires, c'est lui qu'il veut, qu'il a toujours voulu. Sauf que, si lorsqu'il était jeune son évident manque d'expérience dans le domaine le rendait trop timide pour l'avouer, maintenant c'est terminé. Douze années sont passées, et il n'a pas pu l'oublier. Alors il va devoir faire un choix, un vrai, et s'il fait le bon, ce sera sûrement le premier de sa vie.

Il le regarde, alors, puis ferme les yeux au contact doux d'une main qui se promène doucement sur son visage, détaille ses nouveaux traits, sa mâchoire marquée par le passage à l'âge adulte, sa barbe, les quelques rides en naissance au coin de ses yeux. Est-ce qu'il lui plaît toujours, comme ça ? Oui, sans doute, ou en tout cas, c'est difficile à contredire au vu de la manière dont ils viennent d'occuper leur fin de soirée, songe-t-il en ouvrant les paupières, un fin sourire aux lèvres. « Tu m'as tellement manqué. » Toi aussi, et Gaspar n'a sans doute pas idée d'à quel point ces quatre mots viennent d'ôter un poids vieux d'une décennie de sa poitrine. Lui aussi, il lui a manqué. Sa vie aurait été tellement différente, s'il avait tenu sa main au lieu de partir. « J'osais... j'osais même plus espérer t'entendre me demander ça, j'étais convaincu que tu voudrais plus jamais de moi. »

Quelque part, lui aussi avait cherché à s'en convaincre. Depuis la Lande, en tout cas, il avait essayé de se dire que cette rencontre inopportune serait la première et la dernière ; il s'était lourdement trompé, de toute évidence. Il n'avait pas vu venir ce manque, celui qui lui écrasait la poitrine depuis des années, et qui était revenu le frapper comme une gifle aussitôt qu'il avait reconnu son regard vert. Maintenant c'est trop tard, il ne peut pas faire semblant de s'en foutre, et il n'en a aucune envie. Tout ce qu'il veut, c'est partir avec lui désormais. « T'aurais envie de... devenir dresseur avec moi ? Comme ce qu'on s'était promis ? » Oui, bien sûr que oui. C'était leur rêve, et même si Isma lui a dit à une certaine époque qu'ils pourraient tout aussi bien être heureux ensemble, Oliver n'a jamais eu la force d'y croire. Parce que ce rêve, c'était avec lui, et seulement avec lui. Alors il sourit, pose lentement son front contre le sien ; glisse une main sur sa joue, dérive le long de son cou, abruti par le parfum de sa peau. « Je t'aime. » C'est sûrement le truc le plus con à dire, mais aussi le plus évident, songe-t-il en ouvrant les yeux, seulement pour le regarder. « C'était déjà vrai y'a douze ans, et même si j'aurais aimé que ça s'arrête avec ton départ, ça a jamais été le cas. J'ai jamais arrêté de penser à toi. » Il n'a jamais cessé de lui manquer. « J'aurais bien aimé me dire que c'était trop tard quand t'es revenu et que j'étais passé à autre chose mais c'est pas vrai. T'as pas assez changé pour ça. » Et il le serre contre lui, Oliver, parce que c'est beaucoup trop beau pour être vrai, il va se réveiller, non ? « T'es toujours le même, alors... oui, j'pourrais partir avec toi si tu me le demandais. Mais j'veux que tu divorces, t'es à moi et à personne d'autre. »

Devenir dresseur avec lui, ce serait sans doute le paroxysme du bonheur. Sa question est un peu stupide, un peu puérile aussi sans doute, parce qu'après tout on pourrait attendre d'un trentenaire comme lui qu'il ait d'autres aspirations désormais, des envies différentes de celles qu'il avait quand il était adolescent. Mais le fait est que Gaspar n'a jamais réellement eu l'occasion de grandir ; le jeune garçon perdu qu'il était a rangé tous ses rêves dans un tiroir en abandonnant tout et tout le monde du jour au lendemain, la peur au ventre et tous ses regrets déjà coincés dans la gorge. Il a laissé sa vie derrière-lui pour en commencer une nouvelle, mais celle-ci n'a jamais été la sienne. Sur la scène et devant les caméras, il est devenu adulte en chantant d'une voix grave et en commençant à faire de la muscu pour moins ressembler à un gamin. Ce n'est pas vraiment ce qu'on appelle grandir.
Alors ce soir, dans les bras d'Oliver et peut-être aussi, sans doute, dans ce regard de nuit qui n'a pas changé en douze ans, il est redevenu cet adolescent un peu débile, beaucoup trop fragile, avec des rêves plein la tête et l'envie dévorante de les réaliser. Mais pas tout seul. Ce soir, avec Ollie, il repart de zéro, et du bon pied cette fois, avec la bonne main dans la sienne et l'assurance que cette fois-ci tout ira bien. « Je t'aime. »
C'est tellement simple, comme phrase. Gaspar l'a entendue des centaines de fois, et l'a prononcée tout autant, mais il s'en rappelle comme on se rappellerait de la fin d'une blague, avec cette lassitude un peu trop froide qui nous empêche de rire, quand bien même l'histoire serait hilarante. Ce soir c'est différent. C'est vrai. Et cette certitude lui fait craindre de prononcer les mêmes mots en réponse, comme s'il craignait de bredouiller, de s'emmêler les pinceaux, de gâcher sa première fois. Comme un adolescent.
Il n'en a pas moins le coeur affolé et un sourire terriblement tremblant au bord des lèvres, parce que cette appréhension ne change rien. Moi-aussi, je t'aime. « C'était déjà vrai y'a douze ans, et même si j'aurais aimé que ça s'arrête avec ton départ, ça a jamais été le cas. J'ai jamais arrêté de penser à toi. »
Moi non-plus, prononce-t-il cette fois, dans un souffle fébrile, sans produire aucun son. Son instinct de conservation a fini par ranger Oliver dans le même tiroir que ses rêves ; celui qu'il ne ressortait que lorsqu'il n'avait pas à craindre le regard de qui que ce soit. Ce n'est pas pour autant qu'il a oublié, même si ça aurait rendu certaines choses plus faciles, et d'autres sans doute un peu plus vraies. A commencer par son mariage. « J'aurais bien aimé me dire que c'était trop tard quand t'es revenu et que j'étais passé à autre chose mais c'est pas vrai. T'as pas assez changé pour ça. »
C'est un peu étrange à entendre, cette vérité sur laquelle il n'a pas encore consciemment mis le doigt. Pourtant, ça fait sens, même pour lui, quand il suit le fil des pensées décousues et terriblement naïves qui se succèdent dans ses pensées. Un sourire stupide aux lèvres, il se laisse enlacer par les bras solides de son amour, fermant finalement les paupières dans une expression de pure béatitude. « T'es toujours le même, alors... oui, j'pourrais partir avec toi si tu me le demandais. Mais j'veux que tu divorces, t'es à moi et à personne d'autre.
– D'accord, répond-il alors, simplement, offrant Arceus sans confession, prêt à promettre la lune, les étoiles et tout le reste de ce qui flotte là-haut. Je lui dirai demain, j'te le jure. C'est toi que je veux, personne d'autre. »
Il murmure en lovant son visage dans le creux du cou de son amant, les yeux fermés et le sourire toujours aux lèvres, comblé, heureux et protégé. « Moi-aussi, Ollie, ajoute-t-il alors, d'une toute petite voix tremblante, bien à l'abri du regard intimidant du seul auquel il aurait dû adresser ces mots. Moi-aussi, je t'aime. »

C'est un rayon de soleil un peu vicieux qui tire Oliver de son sommeil, le lendemain matin ; par la légère ouverture de la tente, ce dernier vient directement frapper son oeil droit, lui faisant froncer les sourcils. Dehors, il fait encore frais, et les premiers chants des Pokémon oiseaux résonnent dans la clairière ; il faut un peu de temps au batteur pour se rendre compte de l'endroit où il est, avant de froncer doucement le nez quand une douleur, désormais tout à fait familière, envoie une décharge de sa hanche à son dos. Il sait très bien à quoi elle est due, et il n'en a que la conformation lorsque ses membres en éveil sentent une chaleur au creux de ses bras ; dans son sommeil, il a enfermé Gaspar contre lui, et celui-ci n'a pas bougé de la nuit. Recroquevillé contre sa poitrine, il dort à poings fermés, les cheveux devant les yeux, une main posée sur son flanc et l'autre près de son visage. A peine réveillé, c'est un sourire léger qui effleure les lèvres du batteur, au souvenir de la veille. T'es adorable, grand con. Et il ne s'est pas enfui.

Combien de fois a-t-il eu envie de remonter le temps pour espérer le voir, ce visage-là, paisiblement endormi contre lui ? C'était déjà arrivé bien sûr, leur adolescence a été jalonnée de ces étranges nuits où Gaspar s'endormait d'épuisement, et ne se réveillait que lorsque le batteur lui secouait doucement l'épaule. Pourtant, cette matinée-là a un parfum particulier : celui de l'espoir, qu'il avait perdu depuis bien trop longtemps. Je lui dirai demain, j'te le jure. Cette promesse, faite à la faveur de la nuit, allait-elle trouver une réponse aujourd'hui ? Est-ce qu'il a envie d'attendre, Oliver, de se demander si oui ou non il a réussi à convaincre le chanteur, a-t-il trouvé une sortie au coeur de la terrible impasse dans laquelle il est resté enfermé pendant doux ans ? C'est étrange comme tout semble possible aujourd'hui, comme Oliver a l'impression qu'un claquement de doigt pourrait leur offrir tout ce dont ils ont toujours rêvé, tous les deux. A cela, s'ajoute une autre pensée, celle qu'il aurait aimé ne jamais avoir ; celle qu'il a cachée pendant des années, réfutée, refusée. Peut-être que si le jour où Gaspar est parti, il avait cherché à le retrouver au lieu de se morfondre, les choses se seraient passées différemment. Quelque part, et même s'il ne l'admettra jamais, chacun dans cette histoire a eu son compte de terribles actes manqués.

C'est peut-être cette raison là qui lui fait lever doucement une main, le plus lentement possible pour ne pas le réveiller ; ses doigts glissent dans ses cheveux, et le soupir d'aise qu'il entend contre son épaule fait rater un battement à son coeur meurtri. Pour le moment il dort, alors tout va bien ; mais lorsqu'il va se réveiller ? Sera-t-il toujours disposé à partir avec lui, à plaquer sa petite vie rangée, à leur laisser une chance à tous les deux ? Rien n'est moins sûr, et Oliver n'a jamais été très ami avec les incertitudes. Le mieux, ce serait sûrement de partir. Laisser la tente ici, la récupérer plus tard si besoin est, mais partir. Après tout, c'est ce qu'il a fait, Gaspar, non ? Alors il ne lui en voudra sûrement pas, qui sait. Doucement, Oliver ferme les yeux, penche la tête, laisse son nez s'égarer dans les mèches blondes de l'homme qu'il a étreint une bonne partie de la nuit, comme pour rattraper toutes ces années durant lesquelles il n'en a pas eu le droit. Ses bras l'enlacent une dernière fois, ses mains glissent le long de son dos, puis il recule ; cherche ses vêtements à tâtons, en se détachant précautionneusement de l'étreinte du chanteur. Quelque part ça le détruit, de voir comme l'homme allongé là a l'air innocent, et il imagine à peine sa surprise quand il va voir qu'il est tout seul.

Sac sur le dos, allégé par le poids de la tente dont il est dépossédé, il termine de lacer ses chaussures, récupère ses Pokémon ; puis jette un dernier regard vers la clairière, un léger sourire aux lèvres. Son dernier message est envoyé à huit heures du matin. J'ai préféré partir. Si tu penses toujours ce que t'as dit hier soir, alors écris moi.

Gaspar finit par ouvrir les yeux à une heure très clairement trop tardive pour être raisonnable. Est-ce qu'il n'avait pas prévu quelque chose ce matin ? Un rendez-vous, une séance chez l'esthéticienne ? C'est cette dernière possibilité qui le fait bondir pour s'asseoir, échevelé, totalement perdu quand ses yeux encore lourds de sommeil se posent sur un environnement qu'il ne reconnaît pas immédiatement. Ce geste précipité le fait grimacer, quand une douleur à la provenance inconnue se réveille dans ses reins, accentuant momentanément sa panique dans cette situation de plus en plus bizarre.
Et puis, il se rappelle. Il voit l'oreiller tiré de l'autre côté du matelas gonflable sur lequel il est assis, le drap à peine enroulé autour de sa taille désertée de tout pyjama, ce qui n'arrive pas assez souvent pour ne pas être noté. Les petits détails nécessaires à Gaspar pour avoir une compréhension pleine et entière de son environnement lui sauvent une fois de plus la mise, et c'est en soupirant d'extase, et de douleur, mais surtout d'extase, qu'il se laisse retomber sur le dos, un sourire stupide aux lèvres.
Jusqu'à ce qu'il fasse deux plus deux et qu'il réalise que s'il a bel et bien passé la nuit avec Oliver - ce qui ne fait aucun doute étant données ses courbatures et l'allure de la tente dans laquelle il dort -, alors ce n'est pas exactement normal qu'Oliver ne soit pas avec lui ce matin. Aussitôt affolé, il se débat avec le drap pour se jeter hors de la tente et regarder partout autour de lui ; Drogon est là, Silver aussi, tout comme Tesla, mais... pas de trace d'Oliver. Ni de Choupette, ni de Meleys. Il est parti.

Le constat l'abat instantanément, et il serait probablement resté là longtemps si une exclamation de Silver ne lui avait pas ordonné d'aller mettre un pantalon avant de se planter à quatre pattes, tout nu dans la clairière. On admettra que ça a de quoi surprendre. Un peu paniqué, pas trop certain de ce qu'il doit penser de l'absence de son amant - une urgence, une vengeance ? -, il se rhabille piteusement et retrouve par la même occasion le motismart resté dans la poche de son short. J'ai préféré partir. Si tu penses toujours ce que t'as dit hier soir, alors écris moi.
Si la première phrase a arrêté son coeur, la seconde le fait redémarrer immédiatement, et c'est en soupirant de soulagement qu'il se saisit de l'appareil pour envoyer une réponse : Je le pense toujours, mais j'ai un problème. Ce problème, ça aurait pu être beaucoup de choses. Son boulot, ses remords, son mari. Mais non, à vrai dire, il ne pense à rien de tout ça ou, s'il le fait, ce n'est que pour se conforter dans l'idée qu'il a pris la bonne décision. Mais là, maintenant, tout de suite, il n'a aucune idée de comment démonter cette tente sans tout casser.