« Je ne sais pas non-plus, il faudra que je vérifie. » Peut-être qu'Eva prie un peu pour que ce soit le cas ; si Jim est médecin à Nathalia, il va sans doute passer sa vie entière à l'élevage, et ça l'énerve rien que d'y penser. Il n'a jamais pu s'empêcher de mettre son nez dans ses affaires, et si elle appréciait sa curiosité lorsqu'il ne s'agissait que de cela, elle savait aussi reconnaître le profond besoin de contrôle qui lui faisait affiner ses questions, proposer des choses stupides, presque donner des ordres sur des sujets qui ne le regardaient absolument pas. Alors qu'il redevienne médecin s'il en a envie, Jim ; par contre, s'il pouvait l'oublier, ce serait vraiment bien.

« J'ai prévu d'aller faire un tour à Nathalia dans quelques jours, justement, je dois y retrouver Fairya Pinkman. Elle est éleveuse aussi, son nom te dit peut-être quelque chose. » Oui, le nom de Fairya lui dit effectivement quelque chose. Une jeune femme qui élève des fées près de Lucinel, si sa mémoire est bonne ; ou Halosis ? Elle ne sait plus. Toujours est-il que le petit regard en biais que Jim lui jette témoigne clairement une intention volontaire de la voir tiquer, comme elle le faisait six années auparavant. Quand il parlait de ces potiches d'étudiantes qui lui faisaient les yeux doux, et qu'en dépit de l'engagement qu'il avait auprès d'elle, il ne pouvait pas se retenir de parler de l'une ou de l'autre simplement pour voir les lèvres de sa compagne se pincer à l'idée qu'une autre femme puisse avoir tenté de poser des pattes griffues sur lui. Aujourd'hui, pourtant, elle hausse les épaules. Après six ans, elle ne sait pas vraiment si elle accepterait qu'il la laisse pour de bon et en choisisse une autre, oscillant entre l'envie de souhaiter bon courage à la pauvre élue ou celle de la tuer.

« Elle m'a filé un coup de main à ma sortie de prison, j'avais pas l'intention de me pointer chez toi sans passer chez le coiffeur et acheter des fringues décentes alors j'ai passé quelques jours là-bas. J'avais vraiment besoin d'un nouveau costume, les autres étaient trop petits et je voulais surtout pas avoir l'air d'un clown pour te retrouver.
– C'est très aimable de ta part, même si ça ne change pas grand chose à un certain nombre d'évidences, répond-elle en haussant les épaules. Ça te va bien. » Puis, elle se penche, et récupère Aconit qu'elle prend dans ses bras, tandis qu'un petit Melo s'approche d'elle, curieux. « Enfin, j'espère quand même que t'as conscience qu'il te suffira pas d'un resto pour te faire pardonner ? »

« C'est très aimable de ta part, même si ça ne change pas grand chose à un certain nombre d'évidences. »
Oh, non, bien sûr ; quelque part il savait bien que même en débarquant habillé comme un pouilleux et coiffé n'importe comment, le fait de se retrouver serait un soulagement tant pour elle que pour lui, et un bonheur indescriptible. Mais il tenait à faire les choses bien ; il est comme ça, Jim, si c'est pour faire ce qu'il entreprend n'importe comment autant ne pas le faire du tout et là... eh bien, Eva méritait au moins ça. « Ça te va bien. »
Le compliment qui accompagne ses propres pensées lui arrache un grand sourire absolument ravi. Elle trouve que ça lui va bien, c'est vrai ? Il est content que ses efforts soient remarqués et appréciés, c'est toujours vraiment valorisant, même s'il n'a pas vraiment besoin d'avis extérieurs pour savoir ce qu'il vaut. « Enfin, j'espère quand même que t'as conscience qu'il te suffira pas d'un resto pour te faire pardonner ? lâche ensuite la jeune femme en attrapant son bébé Pokémon dans ses bras.
– Je ferai n'importe quoi, tu sais, répond-il simplement, en s'efforçant de ne pas relever le fait qu'elle ait encore l'air de le considérer comme le fautif alors que merde, c'est elle qui l'a mis dehors. Le restaurant c'est qu'un début, mais y a rien que je ne ferais pas, pour toi. Ça non-plus ça n'a pas changé. »
Il a peut-être un peu les yeux qui brillent, ce grand idiot, parce qu'il ne se rend absolument pas compte du piège dans lequel il est en train de sauter à pieds joints. Tout ce qu'il voit, lui, c'est qu'il a retrouvé sa femme, qu'elle est toujours aussi merveilleusement chiante qu'avant et qu'il l'aime de tout son coeur.

« Je ferai n'importe quoi, tu sais. » Vraiment ? Et que serait-il capable de faire, reconnaître ses erreur, sa faute, son départ, son abandon ? Reconnaître sa détresse à elle, quand elle a perdu le pilier qui l'aidait à porter sa famille à bout de bras, le ferait-il ? Non, sans doute. Un pardon, pour Jim, ce serait simplement lui témoigner une affection qu'il n'avait plus à prouver depuis longtemps. Sur un point, il a raison. Pendant des années, Eva a été persuadée qu'il n'y aurait jamais qu'un seul homme dans sa vie, elle a même eu la naïveté d'imaginer que les âmes-soeurs pouvaient exister, et que personne ne serait plus capable de la rendre heureuse que ce gamin qui lui a payé une baguette de pain un matin où elle avait oublié son porte-monnaie. Mais ce que Jim ne voit pas, dans ses yeux brillant d'une affection au moins aussi vive que celle qu'Eva lisait il y a six ans, c'est que bien des choses ont changé. Eva n'y croit plus.

« Le restaurant c'est qu'un début, mais y a rien que je ne ferais pas, pour toi. Ça non-plus ça n'a pas changé.
– Rester, c'est quelque chose que tu n'as pas fait pour moi. » Et si elle est plus calme, maintenant, c'est parce qu'elle n'a jamais vraiment su s'énerver après un regard comme celui-là. Son retour est un bouleversement qu'il faudra affronter, une tempête à braver, mais elle ne peut pas revenir en arrière, parce qu'elle ne lui fait plus confiance. « Ta fierté est passée avant moi. Aujourd'hui elle passe encore avant moi, parce que si c'était pas le cas, tu arrêterais de considérer que je suis toujours ta fiancée, et que rien n'a changé. Ça a changé. » Il a fallu beaucoup de temps pour guérir les blessures sanguinolentes que Jim a laissé derrière lui. Les mots cruels de sa mère, de son père, l'incompréhension de sa famille, la froideur de son lit et la solitude, écrasante, qui l'a pliée en deux de souffrance pendant de longs mois. Personne ne l'a soutenue. Personne ne l'a vu.

« Il y a six ans, je pensais que tout ce qu'on pourrait se dire aurait aucune incidence sur le fait qu'on se quitterait jamais, et qu'on passerait notre vie ensemble, que tu me connaissais. Mais c'était il y a six ans. » Six longues années à traverser un désert de douleur. « Et entretemps t'as fait ton choix. Y'a pas que ton départ que tu dois te faire pardonner, y'a aussi tout ce que ça engendré. » Elle secoue doucement la tête. Au creux de ses bras, Aconit s'affaisse déjà, prêt à s'endormir. « Ça pour le coup, je pense que c'est trop tard. »

« Rester, c'est quelque chose que tu n'as pas fait pour moi. »
Si elle le lui avait demandé au lieu de lui hurler de dégager, alors il l'aurait fait et il n'aurait même pas hésité, mais ce n'est pas comme ça que ça s'est passé, songe-t-il, en se mordant l'intérieur de la joue pour ne pas répliquer. Jim commence à en avoir assez ; il n'a jamais eu le moindre mal à assumer la responsabilité de ses actes, mais se voir reprocher des crimes qu'il n'a pas commis, ça commence vraiment à l'énerver. « Ta fierté est passée avant moi. Aujourd'hui elle passe encore avant moi, parce que si c'était pas le cas, tu arrêterais de considérer que je suis toujours ta fiancée, et que rien n'a changé. Ça a changé. »
Ce n'est pas une question de fierté, c'est une simple évidence, un simple fait : ils sont faits l'un pour l'autre, ils se sont promis de s'aimer toute leur vie et aucun d'entre eux n'a menti, ce jour-là, celui où elle a dit oui et où elle a fait de lui l'homme le plus heureux du monde. Il savait ce que ça impliquerait, et s'il est parti ce n'est en aucun cas parce qu'il n'était plus capable de la supporter ou parce qu'il avait arrêté de l'aimer : rien de ça n'est vrai. Il est parti parce qu'elle le lui a demandé, une fois de plus, et qu'à force de l'entendre il a fini par se dire que c'était réellement ce qu'elle voulait. « Il y a six ans, je pensais que tout ce qu'on pourrait se dire aurait aucune incidence sur le fait qu'on se quitterait jamais, et qu'on passerait notre vie ensemble, que tu me connaissais. Mais c'était il y a six ans. »
Et maintenant, c'est toujours le cas ; maintenant il l'aime encore et il est de retour. Elle l'aime, elle-aussi, alors pourquoi s'acharne-t-elle à vouloir lui faire dire quelque chose qui n'est pas vrai ? Eux deux, ils pourraient se retrouver sans faire le moindre effort si elle ne s'acharnait pas à maintenir entre eux une distance inutile. Lequel d'entre eux se laisse dominer par sa fierté, sur ce coup, à s'inventer des petits-amis imaginaires pour l'énerver ? « Et entretemps t'as fait ton choix. Y'a pas que ton départ que tu dois te faire pardonner, y'a aussi tout ce que ça engendré. »
Calme, Jim, calme. « Ça pour le coup, je pense que c'est trop tard.
– Je ne suis pas d'accord, répond-il simplement. Et tu ne peux absolument rien savoir à ce sujet tant que tu ne m'as pas laissé essayer. C'est aussi pour ça que tu as accepté de me voir ce soir, je suppose. »
Mais il n'a pas peur, l'ancien médecin, il n'est pas inquiet. Le destin les a mis ensemble, et le destin les réunira. « Je vais prendre ton numéro, et je te dirai où on se retrouve. Hésite pas à me dire si ça te fait trop loin, je passerai te prendre, d'accord ? »

« Je ne suis pas d'accord. Et tu ne peux absolument rien savoir à ce sujet tant que tu ne m'as pas laissé essayer. C'est aussi pour ça que tu as accepté de me voir ce soir, je suppose. » Elle a accepté de le voir pour avoir la paix, mais Jim finira bien par s'en rendre compte au moment venu, songe Eva en levant les yeux au ciel, préférant raffermir en douceur sa prise autour de son bébé Pokémon plutôt que de répliquer quelque chose qui la trahirait. Il ne veut pas comprendre, Jim ? Tant pis pour lui, elle va le punir. Si c'est le seul moyen pour qu'il se rende compte qu'il ne peut plus rien attendre d'elle, alors elle le fera, et peut-être bien qu'elle sera contente de le faire souffrir par la même occasion. Cela ne lui rendra jamais sa douleur à elle, et celle de Jim, elle s'en moque. C'est lui qui est parti.

« Je vais prendre ton numéro, et je te dirai où on se retrouve. Hésite pas à me dire si ça te fait trop loin, je passerai te prendre, d'accord ? » En silence d'abord, Eva hoche la tête ; elle a déjà une idée, mais il faudra sans doute qu'elle prévienne Isma de son petit manège. Ou pas ? Ça lui fera les pieds à celui-là aussi. De longs mois sont passés depuis son retour, mais on ne peut pas dire que l'aînée de la famille n'a pas la dent dure ; si elle peut faire une crasse aux deux en même temps, elle ne va certainement pas se priver. Tenant Aconit par un bras, elle fouille dans une petite sacoche pour trouver un morceau de papier froissé et un crayon à papier. Elle en a toujours sur elle, en cas d'un oubli dans la liste de courses qu'elle prépare toujours à l'avance. Rapidement, elle griffonne le numéro de son petit frère, avant de tendre le papier à Jim. « Tiens, dit-elle en reprenant sa prise sur le Pokémon qui se tortille doucement dans ses bras. T'auras qu'à m'appeler quand tu seras devant le restaurant. Il me semble qu'il y a un bon resto sur la route entre Castlerain et la Lande, ils ont ouvert il y a deux ans, tu devrais trouver l'adresse sur internet. » Puis, faisant demi-tour, elle se dirige vers la sortie en sachant qu'elle sera sûrement accompagnée jusqu'à la voiture. « Je vais voir quelqu'un cet après-midi donc je te rejoindrai directement. »

Eva ne répond pas, mais elle fouille dans son sac, sûrement pour trouver de quoi noter le numéro quelque part. Jim ne la presse pas, il observe plutôt le pauvre Rozbouton roulé en boule dans ses bras, endormi d'épuisement. Il ne peut pas le poser quelque part et le laisser tout seul, il mourrait sûrement de chagrin en se réveillant. Ces Pokémon sont terriblement fragiles. Un soupir plus tard, il décide de le garder, au moins le temps d'aider le petit à se remettre et il va de soi qu'à la moindre manifestation d'un désir de s'en aller, il ne le retiendra pas. « Tiens, finit par lui dire sa femme en lui donnant un morceau de papier sur lequel elle a griffonné une suite de chiffres. T'auras qu'à m'appeler quand tu seras devant le restaurant. Il me semble qu'il y a un bon resto sur la route entre Castlerain et la Lande, ils ont ouvert il y a deux ans, tu devrais trouver l'adresse sur internet.
– C'est noté, je regarderai, répond-il avec un grand sourire, ravi, emboîtant le pas à la jeune femme qui s'éloigne vers la sortie du parc.
– Je vais voir quelqu'un cet après-midi donc je te rejoindrai directement.
– Ça marche, on fait comme ça, approuve-t-il sans se départir de son sourire, un peu rêveur - quel cravate va-t-il mettre, ce soir ? »
Pas la noire, ce serait trop formel. Il va en mettre une bleue. Ou un noeud papillon ? Silencieux, l'homme marche le nez en l'air, résistant à l'envie qu'il a de tendre un bras pour le passer autour de la taille d'Eva, comme avant. Pas question de la contrarier maintenant qu'elle s'est calmée, cette habitude-là reviendra sûrement plus tard.
Ils arrivent à la sortie du parc et Jim ne tarde pas à reconnaître la voiture de la future éleveuse. Il hausse les sourcils. « T'as toujours la même bagnole ? fait-il, impressionné. Et elle roule encore ? »
De toute évidence, hein ? C'est incroyable que ce tas de boue ne soit pas déjà à la casse, tant à cause de son âge que de la façon de conduire de sa propriétaire, d'ailleurs. Il ricane de ses propres pensées puis... s'arrête net en voyant une petite tête ronde, blanche et jaune, apparaître depuis la fenêtre du véhicule. « Tu as... un Voltoutou, aussi ? »

« Ça marche, on fait comme ça. » Il va vraiment avoir l'air d'un imbécile, ce soir. Elle aurait presque pitié Eva, s'il n'avait pas pris avec autant de condescendance le simple fait qu'elle ait pu être avec un autre homme que lui ; sauf que c'est le cas, et il finira bien par s'en rendre compte. Consciente que la punition risque de lui coûter très cher, la jeune femme ne répond rien, et prend bien soin de ne pas regarder le joli sourire ravi de son ancien fiancé ; il a toujours adoré faire le coq dans ces moments-là, quand elle disait oui pour quelque chose et que ce simple fait était très satisfaisant. Si cette manie était plutôt agaçante, elle était surtout adorable, à une certaine époque.

Finalement, ils arrivent à la voiture et déjà, Eva cherche ses clés dans sa sacoche ; cette petite rencontre a déjà beaucoup trop duré, et elle était beaucoup trop étrange. C'est à la fois comme si une éternité était passée entre eux, et comme s'ils ne s'étaient jamais quittés dans le même temps. « T'as toujours la même bagnole ? demande finalement Jim, les sourcils haussés par l'étonnement. Et elle roule encore ?
– Plus aussi bien que quand elle était neuve, mais j'ai pas l'intention d'en acheter une autre tant que celle-là pourra me transporter d'un point A à un point B. » D'ailleurs, c'était Jim qui lui avait offert cette caisse. Il avait fait une très très grosse connerie, cette fois-là.

« Tu as... un Voltoutou, aussi ? » Un Voltoutou ? Non, songe Eva en se redressant, surprise... puis outrée lorsqu'elle aperçoit une petite tête jaune dépasser du siège arrière. « Non mais qu'est-ce que tu fous là toi, tu t'es cru chez ta mère ?! vocifère-t-elle en ouvrant la portière, devant le Pokémon à l'air visiblement ravi. Allez ouste ! Non mais je rêve... » Objectivement, ces petites bestioles sont hideuses. Et idiotes au passage, parce que le machin se précipite aussitôt dans les jambes de Jim. « Il est pas à moi, grogne-t-elle. A tous les coups il est passé par la fenêtre ouverte, s'il t'aime bien t'as qu'à l'embarquer, moi j'en ai capturé bien assez pour aujourd'hui. » Et elle se passera volontiers de ce machin. C'est Isma qui les trouve mignons, c'est ça ?