Pour être parfaitement honnête, Jim n'est pas aussi sûr de lui que ce qu'il essaie de faire paraître. Il sait qui se trouve derrière cette porte, c'est toujours la même maison aux abords du Parc Pokelovers, et toujours le même nom sur la boîte aux lettres. Celle qu'il est venue voir n'est pas partie, il en est sûr ; elle ne l'aurait jamais pu, et certainement pas toute seule. Ce n'est pas une tendre ; ce n'est pas pour rien qu'il est tombé amoureux d'elle, après tout. C'était il y a quinze ans, et c'est toujours aussi vrai ; même s'il a passé quatre ans sans mettre les pieds hors des quatre murs de cette fichue prison, et même si c'est en partie à cause d'elle, indirectement.
Il est là aujourd'hui parce que c'est la seule chose à faire ; parce qu'où irait-il, sinon ici ? Heathcliff l'a accueilli cette dernière semaine, mais c'était temporaire, en attendant qu'il revienne ; d'ailleurs s'il n'a pas eu l'indécence de se pointer devant la porte avec ses valises, celles-ci attendent tout de même gentiment dans le coffre de sa voiture qu'il a eu la bonne surprise de récupérer comme neuve à sa sortie de taule. Au moins, ces connards du Système n'ont pas fait n'importe quoi avec sa bagnole pendant qu'ils le gardaient prisonnier.
Son bouquet de roses rouges à la main, il serre le nœud de sa cravate et dresse ses épaules solides devant la porte toujours fermée, puis, sans prendre davantage le temps d'imaginer ce qu'il va trouver derrière, sonne. Lorsque la led de la caméra de surveillance s'allume, il place les fleurs devant ; pas question de gâcher la surprise à Eva. Si tant est que ce soit elle qui ouvre. Mais bon, peu importe, dans tous les cas ils devraient tous être contents de le voir, non ? Il a dû leur manquer pendant tout ce temps ; déjà lorsqu'il était là pour payer les factures c'était difficile de s'en sortir. Pendant un temps, il a même cru qu'il devrait vendre sa voiture, mais dieu merci la matriarche a eu le bon goût de trouver un boulot juste à temps. Bon, elle ne l'a pas gardé longtemps, mais ça a suffi pour encaisser le coup dur.
Bref. Inutile de penser à tout et n'importe quoi pour ne pas se laisser angoisser ; la peur n'empêche pas le danger.
Et danger, il y a. Parce qu'il y a d'abord ces cheveux flamboyants qui lui tapent dans l'œil aussi sûrement que la première fois qu'il les a vus, puis ces yeux verts qui se figent sur lui, disparaissent sous ses paupières plusieurs fois très vite tandis que son regard papillonne sans doute pour vérifier qu'il n'est pas une hallucination. Est-ce que le coeur d'Eva s'emballe autant que le sien, tout de suite ? Il attend de la revoir depuis tant de temps, et tant pis si elle l'a laissé croupir dans sa cellule sans jamais venir le voir en quatre ans, tant pis si elle l'a foutu dehors et s'il a gâché trop d'années de sa vie à cause de ça, tant pis pour tout. Il est revenu parce qu'après tout il n'y a qu'à ses côtés que sa vie en valait la peine ; il la pardonne pour tout ça, parce qu'elle est à lui quand même. Depuis quinze ans, jour pour jour. « Salut ma Belle, lâche-t-il avec un petit sourire tranquille, avant de lui tendre les fleurs dans le geste le plus naturel du monde. Joyeux anniversaire. »

« Qu'est-ce que tu veux manger, ce midi ? »
Aucune réponse, bien entendu. Eva ne sait même pas pourquoi elle pose la question à vrai dire ; depuis quelques jours, depuis qu'elle a dit à ses parents qu'elle quittait définitivement la maison, sa mère ne veut plus lui adresser le moindre mot. C'est arrivé un soir, alors qu'elle lui parlait des factures de régularisation et de l'avenir d'Isa que la jeune femme, à bout de patience, a fini par lâcher la bombe. Tous étaient au courant sauf ses parents bien entendu, pour l'élevage, pour le départ qui s'annonçait ; pour Deklan en revanche, absolument personne n'est au courant à l'exception d'Isma. Et ça, c'est uniquement parce qu'il les a croisées au bar.
Un regard exaspéré se lève vers le ciel, tandis qu'Eva soupire et referme la porte de la chambre de sa mère, couchée devant la télévision. Si d'aventure elle se levait pour manger, ce serait déjà un petit miracle mais quelque part, elle ne sait même pas si elle a envie de la voir aujourd'hui.

Traversant le couloir de la maison pour rejoindre la cuisine, téléphone à la main, elle envoie le même texto à tous ses frères et soeurs à l'exception de Laz, qu'elle sait à Thiapolis. Vous êtes là ce midi ? histoire de savoir pour combien elle va préparer le repas ; et alors qu'elle entre dans la pièce, une voix résonne, venue du petit jardin merveilleusement bien entretenu de l'autre côté de la maison. « Eh, pense à la bière, c'est l'heure de l'apéro. » Ouais, bien entendu. Il le lui dit à chaque fois, et elle ne l'oublie jamais.
D'ailleurs, elle s'approche du frigo lorsque la sonnette de la maison retentit. Faisant demi-tour pour approcher de l'entrée pour observer la petite caméra de surveillance installée par son père, elle ne voit pas grand chose : du rouge, c'est tout, et elle fronce le sourcils. Si c'est un gamin du coin qui veut faire le malin, franchement, elle n'a aucune envie de faire le moindre effort. D'ailleurs, Aconit est encore dans ses bras et commence à remuer, elle a beaucoup de choses à faire et lorsqu'elle ouvre la porte, c'est déjà dans le but d'aboyer sur l'importun qui la dérange.

Mais ce n'est ni un gamin, ni un religieux, ni un pokélover, ni un touriste égaré, ni un commercial. Ce visage tout sourire qui lui apparait, il vient d'un jadis complètement oublié ; Jim, et ses yeux brillants d'affection, bien habillé, rasé, tenant dans la main un bouquet rituel de roses écarlates. Eva en écarquille les yeux de stupéfaction et manque bien de reculer d'un pas ; il y a six ans, ce même homme, plus jeune, échevelé et furieux, a claqué la porte de cette maison pour s'en aller dans un bruit de pétarade quand elle lui a hurlé, une centième fois si ce n'est plus, de dégager. Cette fois-là, il l'a prise au mot, et elle ne l'a plus revu. D'ailleurs elle pensait ne pas le revoir, ou peut-être seulement pour récupérer ses affaires qu'elle a entassé furieusement dans deux cartons et balancé au grenier ; oui, mais si c'était ça... il ne se serait pas sapé comme ça, il n'aurait pas ramené les fleurs. Elle le connait, Jim, elle le connait parce qu'elle l'a aimé pendant de longues années.

« Salut ma Belle, entend-elle alors, et elle n'en revient pas, sans vraiment savoir si elle lui en veut pour la force de son culot ou pour tout ce temps qu'il a passé loin d'elle. Joyeux anniversaire. » Et sans doute qu'elle pourrait renoncer à sa rancoeur maintenant, en voyant ces fleurs, ce rituel immuable qui les a suivis pendant des années, parce que c'est le jour de ses quinze ans qu'ils ont échangé leur premier baiser, dans un parc à Ebenelle. Et maintenant ? Seize longues années sont passées. Et pourtant, il semble croire que rien n'a changé.
Mais si. Elle, en premier lieu, et toutes ces années passées dans la solitude la plus complète parce qu'il a été trop con et trop fier pour revenir après leur dispute ; lui qui avait craché sur le départ d'Isma lui a infligé le même traitement après tout, alors qu'il ne s'imagine pas pouvoir revenir comme ça, pas après l'avoir abandonnée, et sa famille avec elle. Après la surprise, le soulagement, c'est la colère qui prend le pas ; ses paupières s'étrécissent et, les yeux réduits à deux fentes, elle s'avance d'un seul pas pour lui envoyer la gifle qu'elle n'avait pas eu le temps de lui administrer avant son départ. Puis, profitant de la confusion de cet abruti congénital, elle claque la porte, Aconit toujours sous le bras. Problème réglé.

Bon, bien sûr que c'était à prévoir, mais... bah, Jim ne sait pas ce qu'il espérait, mais de toute évidence il a été un peu présomptueux, songe-t-il en frottant sa joue endolorie, les yeux encore rivés sur la porte qui a claqué à quelques centimètres de son nez quand il a eu le malheur de faire un pas pour articuler quelque chose - sans en avoir le temps, donc. Bien sûr.
Enfin, ça ne change rien ; ce serait mal le connaître que d'imaginer qu'il pourrait en rester là. Il n'a pas croupi quatre ans en prison et deux à l'armée en pensant à elle chaque jour pour se faire éconduire d'une pauvre baffe et d'une porte claquée, ça va pas ou quoi.
Courageusement, l'ancien médecin sonne une fois de plus, et attend. Il compte, jusqu'à vingt, puis il recommence ; il va bien finir par alerter quelqu'un d'assez sympa pour venir lui ouvrir la porte, non ? Eva est la seule de la famille qui pourra faire semblant de ne pas avoir envie de le revoir ; les autres l'aiment trop. Enfin, c'est ce qu'il espère. Parce que lui, en tout cas, il les aime, de tout son coeur ; et ils lui ont tous manqué. Pas tous de la même façon, bien sûr, mais cette famille c'est la sienne, et ce n'est pas parce que l'aînée a un jour pété sur lui une pile assez grosse pour lui faire prendre le large qu'ils doivent tous se séparer pour toujours, après tout. S'il n'avait pas fini en prison il serait revenu bien plus tôt.
Le manège dure un moment, plusieurs minutes ; à vue de nez il a appuyé vingt ou vingt-cinq fois sur la sonnette avant que la porte ne s'ouvre à nouveau ; il reconnaît aussitôt les cheveux rouges et constate avant qu'elle puisse ouvrir la bouche : « Je ne méritais absolument pas cette gifle, dit-il très tranquillement, les sourcils un peu haussés. »
Il remarque seulement ensuite que la superbe silhouette de la jeune femme est à moitié cachée derrière un carton. Un gros carton, sur lequel c'est écrit JIM au feutre noir. « Oh, tu les as pas balancées ? fait-il en écarquillant les yeux vers le carton avant de redresser la tête pour adresser un nouveau sourire à sa femme. C'est sympa, on va pouvoir les réinstaller tous les deux. Je peux entrer ? »

Avec un peu de chance, Jim retiendra la leçon. Eva n'a absolument pas l'intention de le laisser passer cette porte ; si elle le fait, elle connait par avance les conséquences, entre son vieux qui va sans doute être ravi de voir le second homme de la famille venir boire des bières avec lui, et sa mère ravie de voir son adorable gendre revenir malgré l'horrible caractère de sa fille... non. Non, tout ça, c'est fini, fini depuis six ans et c'est lui qui l'a voulu. Là où il a toujours compris que les colères d'Eva ne duraient jamais que quelques instants, il a choisi de la prendre au mot ce jour-là, ce jour où il l'a quittée. Et revenir en arrière comme si de rien était, comme s'il n'avait rien à se faire pardonner, ni son absence ni quoi que ce soit, ce n'est pas une solution. Qui plus est, elle a avancé, elle. Personne ne le sait, mais elle a avancé.

Alors elle repart dans la cuisine. « C'était qui ?
– C'était personne, répond-elle en approchant du plan de travail pour préparer le repas, alors que la sonnerie de l'entrée résonne de nouveau. Un démarcheur. Particulièrement casse-couilles.
– Tu lui as dit de partir ?
– Oui. » Mais Jim est têtu, et les sonneries qui résonnent et résonnent encore dans la maison en sont le témoin premier. Et si Eva fait de son mieux pour ne pas réagir, elle finit par lever les yeux au ciel au bout de la dixième. Froncer les sourcils à la quinzième, soupirer à la dix-huitième et finalement, lorsqu'elle arrête de compter, elle lâche les baies qu'elle s'apprêtait à peler pour foncer jusqu'à sa chambre, tirer l'échelle du grenier. Visiblement, le message n'était pas assez clair. « Bon Eva sans déconner, va lui dire de se barrer si tu veux pas que ça soit moi qui me lève. » A tes ordres, vieux con.

Et lorsqu'elle revient, les bras chargés par le carton très lourd contenant les dernières affaires de son ex fiancé, ce dernier ne manque évidemment pas une première remarque qui lui donne aussitôt envie de le frapper de nouveau. « Je ne méritais absolument pas cette gifle. » Oh si, bien sûr que si, mais elle n'a aucune envie d'argumenter, seulement de lui donner ses affaires et de le voir partir d'ici. « Oh, tu les as pas balancées ? dit-il, un sourire de grand abruti aux lèvres là où elle voudrait juste qu'il récupère ça et se casse. C'est sympa, on va pouvoir les réinstaller tous les deux. Je peux entrer ?
– Non, c'est pas comme ça que ça va se passer, gronde aussitôt la jeune femme en lui barrant l'accès à l'entrée. Tu vas prendre ce carton, le mettre dans ta caisse si tu l'as récupérée, et te tirer d'ici. » Elle ne savait même pas qu'il était sorti de prison. Comme quoi, ils n'ont vraiment plus rien à se dire. « Comme si t'allais passer cette putain de porte, il me semble que t'avais décidé de t'en aller il y a une paire d'années, nan ? Alors dégage. Sans déconner, tu manques pas d'air. » Et de poser le carton, trop lourd, directement aux pieds de Jim pour récupérer Aconit qui vient de trottiner jusqu'à elle, pour le hisser dans ses bras. « T'es pas le bienvenu ici. »

« Non, c'est pas comme ça que ça va se passer, lui répond Eva, sans le frapper, ce qui est déjà une amélioration mais c'est peut-être seulement parce qu'elle n'a pas les mains libres. Tu vas prendre ce carton, le mettre dans ta caisse si tu l'as récupérée, et te tirer d'ici. 
– Ta voix m'avait manqué, répond-il simplement, en penchant la tête sur le côté, incapable de détacher ses yeux de ceux, brillants de colère et d'affection, de la femme de sa vie. Comme tout le reste, d'ailleurs. » 
Au moins, il est sûr que c'est bien elle ; il n'y a qu'Eva pour lui parler comme ça malgré tout ce qu'elle a fait et dont il a décidé de ne pas lui tenir rigueur parce qu'ils ont déjà perdu beaucoup trop de temps. Elle n'a pas pris une ride. « Comme si t'allais passer cette putain de porte, il me semble que t'avais décidé de t'en aller il y a une paire d'années, nan ? Alors dégage. Sans déconner, tu manques pas d'air. » 
Elle a la mémoire courte, par contre, mais ça ne l'étonne pas ; toutes leurs disputes se sont toujours passées d'une façon très différente de ce dont lui il se rappelle, lorsque c'est elle qui les raconte, et celle-là ne fait pas exception. Il n'a pas décidé de s'en aller, elle l'a expressément viré de chez eux, ce n'est quand même pas la même chose. « T'es pas le bienvenu ici. 
– Allez arrête, je sais que t'es contente de me revoir. C'était super long sans toi, tu m'as énormément manqué. »
Il pose une main sur le carton, et lui sourit ; franchement, s'engueuler avec elle maintenant, ce n'est vraiment pas le plan. Ils règleront plus tard cette histoire de version erronée ; c'est elle qui l'a largué, et pas l'inverse, ce serait bon de ne pas se tromper de coupable. Le carton est posé, et la jeune femme attrape un... Pokémon, à la place. Qu'est-ce que c'est que ça ? Bon, il demandera plus tard. « Si tu veux on mange avec ta famille ce midi et ce soir je t'emmène au restau pour ton anniversaire, d'accord ? La trentaine te va très bien, d'ailleurs. T'es toujours aussi belle. »

« Allez arrête, je sais que t'es contente de me revoir. C'était super long sans toi, tu m'as énormément manqué. » Tant mieux pour lui, alors pourquoi est-il parti exactement ? Quand elle a couru après cette voiture, pourquoi n'a-t-il pas regardé dans ce maudit rétroviseur, pourquoi ne l'a-t-il pas appelée ? Il est parti, il y a six ans, et les lettres qu'elle a reçues de la prison de Castlerain, Eva n'a jamais voulu les ouvrir. Comme certaines de ses possessions, trop douloureuses pour être regardées, elles ont fini au fond d'une boite, cachée quelque part dans sa petite chambre. Après deux années sans aucune nouvelles de lui, elle a recueilli ce premier courrier comme la plus cruelle des punitions. Son retour n'en est après tout qu'une seconde, et il va falloir qu'il comprenne que les choses ont changé, maintenant. Elle, elle a changé. Ses rapports avec sa famille aussi, beaucoup de choses ont évolué là où lui semble être resté un sale con égocentrique et possessif.

« Si tu veux on mange avec ta famille ce midi et ce soir je t'emmène au restau pour ton anniversaire, d'accord ? La trentaine te va très bien, d'ailleurs. T'es toujours aussi belle.
– J'ai déjà quelque chose de prévu ce soir. » Et ça pour le coup, c'est vrai ; quelqu'un n'a pas attendu la sortie de prison de monsieur pour l'inviter à fêter son anniversaire quelque part, en fait. « Et je t'ai déjà dit que tu passerais pas la porte de cette maison, que ça te plaise ou non. On est plus ensemble depuis six ans, si tu crois que tes fleurs de merde vont y changer quoi que ce soit, non mais vraiment. » Il a toujours fait ça, Jim. Quand elle était en colère contre lui, quelques fleurs et une poignée de mots doux suffisaient généralement à la calmer ; mais ça, c'était avant qu'il claque furieusement la portière de son tas de boue pour tous les abandonner. « Je suis passée à autre chose et tu ferais mieux de faire de même. Barre-toi ou j'appelle les flics. »

« J'ai déjà quelque chose de prévu ce soir. »
Ah bon ? Et puis quoi encore, le seul qui pensait tous les ans à l'anniversaire de l'aînée Esperanza, c'est Ismaël, et Ismaël s'est barré bien avant lui alors. Elle bluffe, c'est tout, et d'ailleurs ça lui fait lever les yeux au ciel ; il va falloir trouver mieux que ça pour le faire dégager. Comme s'il allait renoncer. « Et je t'ai déjà dit que tu passerais pas la porte de cette maison, que ça te plaise ou non. On est plus ensemble depuis six ans, si tu crois que tes fleurs de merde vont y changer quoi que ce soit, non mais vraiment. »
Cette fois, il fronce un peu les sourcils en regardant le bouquet qu'il a dans la main ; qu'est-ce qu'elles ont ces fleurs, elles ne lui plaisent pas ? Pourtant c'est des roses rouges, ce sont ses fleurs préférées, alors qu'est-ce qui ne va pas ? « Je suis passée à autre chose et tu ferais mieux de faire de même. Barre-toi ou j'appelle les flics.
– Pas à moi, s'te plaît. Tu sais bien que je serais revenu plus tôt si j'avais pu. On a du temps à rattraper, s'te plaît, viens au restau avec moi ce soir. On doit avoir des tonnes de choses à se dire après autant de temps. »
Il a pensé à elle tous les jours en prison, quand le tatoueur est venu il a même pensé à faire l'un de ces dessins kitch sur son épaule pour le lui prouver et puis il s'est dit qu'elle trouverait ça affreux. Dommage, pour le coup il aurait bien aimé aimé pouvoir relever sa manche pour le lui montrer, ça aurait simplifié les choses. « T'as bien reçu mes lettres, non ? Je t'ai écrit que tu me manquais, que je t'aimais, que t'écouter et partir ce soir-là c'était la pire connerie de ma vie. Tu sais déjà tout ça, mais ça fait quatre ans que j'attends de pouvoir te le dire moi-même. Viens au restau avec moi ce soir. »

« Pas à moi, s'te plaît. Tu sais bien que je serais revenu plus tôt si j'avais pu. On a du temps à rattraper, s'te plaît, viens au restau avec moi ce soir. On doit avoir des tonnes de choses à se dire après autant de temps. » Ce soir, elle va aller au resto avec son mec, celui dont elle n'a parlé à personne, dont personne ne connait l'existence à l'exception d'Ismaël, hors de question d'aller manger avec un fantôme qui va sans doute tout faire pour effacer la douleur que son départ a engendré. Le fait est que ça ne marche pas comme ça, que s'il avait eu des remords, Jim aurait dû revenir bien plus tôt et s'épargner plusieurs années en prison. Elle n'a plus rien à faire avec lui, et si ce regard-là, celui qui la faisait rire quand il avait quelque chose à se faire pardonner, fonctionne sans doute encore un peu pour une jeune femme qui s'était jurée de ne plus penser à lui et de l'oublier, cela ne suffit malheureusement pas à taire la colère qui lui fait froncer les sourcils plus bas encore.

« T'as bien reçu mes lettres, non ? Je t'ai écrit que tu me manquais, que je t'aimais, que t'écouter et partir ce soir-là c'était la pire connerie de ma vie. Tu sais déjà tout ça, mais ça fait quatre ans que j'attends de pouvoir te le dire moi-même. Viens au restau avec moi ce soir.
– Non. » Ce n'est pas parce qu'il le demande plusieurs fois que ce non va devenir un oui, qu'il rentre bien ça dans sa grosse tête vide. Il lui a manqué, bien sûr qu'il lui a manqué, qu'à chaque fois que sa mère lui donnait ses lettres avec un regard de reproche, elle résistait à l'envie de les lire. « J'ai pas lu ce que tu m'as envoyé, reprend-elle en croisant les bras, dédaigneuse. Si vraiment tu regrettes d'être parti alors fallait pas attendre six ans pour te décider à venir t'excuser. Et tes quatre ans de tôle sont pas une excuse, pour que tu y ailles fallait sûrement que tu le mérites, non ? » Pourquoi a-t-il été arrêté ? Elle n'en sait rien. Elle ne veut pas le savoir. Ou si ? Peu importe. « M'oblige pas à me répéter. Si t'as besoin d'être câliné t'as qu'à retourner chez ta mère à Johto, moi j'en ai fini avec toi. »

« Non. »
Ah, elle se fait désirer, comme d'habitude. C'est pas grave, il va apporter d'autres arguments et elle changera d'avis ; non pas qu'elle n'ait jamais rien su lui refuser mais après autant de temps, elle ne réussira pas à lui faire croire qu'elle n'en a pas envie, de ce dîner, qu'elle ne veut pas discuter, qu'elle ne veut rien savoir, et rien raconter. Ils se sont trop aimés pour qu'elle ait tourné la page, et de toute façon comment l'aurait-elle pu ? Ils sont ensemble, ils sont ensemble depuis quinze ans, c'est comme ça et c'est tout. Et bien sûr Jim est très loin de se rendre compte du côté malsain de ses pensées mais ils ont toujours fonctionné comme ça après tout, cette dispute est juste un peu plus longue que les autres. Pas de quoi paniquer. « J'ai pas lu ce que tu m'as envoyé. »
Ah. C'est un peu fâcheux, mais tant pis ; au moins ça explique pourquoi elle n'est pas venue le voir une seule fois en quatre ans alors qu'il était littéralement à moins d'un kilomètre d'ici. Cette proximité était une torture pour lui, d'ailleurs. Et pour elle ? Sûrement aussi, même si elle ne l'admettra pas.
Les bras d'Eva se serrent un peu plus fort sur le petit Pokémon qu'elle tient toujours comme si c'était un bébé. Il est mignon, ce truc, songe-t-il, en ignorant délibérément l'expression faussement contrariée de sa femme. « Si vraiment tu regrettes d'être parti alors fallait pas attendre six ans pour te décider à venir t'excuser. Et tes quatre ans de tôle sont pas une excuse, pour que tu y ailles fallait sûrement que tu le mérites, non ? »
Alors elle n'a vraiment pas lu ses lettres, hein ? Bien sûr, ça lui fait un peu de peine, mais il n'a vraiment pas envie de se mettre en colère aujourd'hui. Il le lui reprochera plus tard. « M'oblige pas à me répéter. Si t'as besoin d'être câliné t'as qu'à retourner chez ta mère à Johto, moi j'en ai fini avec toi.
– Dis pas n'importe quoi, répond-il dans un petit soupir qui cette fois n'a rien de théâtral et pour cause, il est parfaitement honnête quand il enchaîne : Tu sais bien que c'est vous, ma famille. »
Il a relevé les yeux en formulant cette simple vérité, criante de sincérité. Et il n'en fait pas des caisses pour l'attendrir, c'est simplement un fait ; mais Jim ne fait que rarement sérieusement dans le pathos, alors il retrouve vite le sourire en se penchant légèrement vers le petit Pokémon violet qui le regarde de ses grands yeux. « D'ailleurs il y a un nouveau membre ? T'es adorable toi, dis donc, fait-il d'une petite voix, revenue aussi naturellement que la première fois qu'il a parlé à Isaïah bébé, ou à son frère jumeau. Comment tu t'appelles, hm ? »

« Dis pas n'importe quoi. Tu sais bien que c'est vous, ma famille. » Non, c'était peut-être le cas avant mais ça ne l'est plus maintenant, plus depuis six ans. Quand il est parti, Jim a-t-il pensé à ce qu'il laissait derrière lui ? Non, sans aucun doute ; sans parler d'elle, combien de fois Isaïah lui a-t-il demandé quand il rentrerait, Jim, quand il reviendrait à la maison, quand il l'emmènerait à l'école ? Sait-il ce qu'elle lui a craché, la matriarche de la famille quand il a fallu constater qu'il ne reviendrait pas ? C'est de ta faute, de toute façon. Il s'est plié en quatre pour nous et tout ce que tu savais faire c'était lui hurler dessus. C'est normal qu'il en ait eu marre, la responsabilité, elle te revient à toi. Et donner raison à sa mère, non, c'est hors de question. Elle en a passé, du temps, à tenter de se dédouaner de cette charge-là, d'estimer que c'était de sa faute à lui. C'était plus facile de le haïr que d'estimer que les torts ont toujours été partagés, des deux côtés.

Et maintenant qu'il la regarde, sincère, Eva sait qu'il pense chaque mot qu'il vient de prononcer. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il avait le droit de les prononcer. « D'ailleurs il y a un nouveau membre ? T'es adorable toi, dis donc, dit-il ensuite à un petit Aconit qui le regarde avec beaucoup de curiosité, de cette voix qu'il prenait quand il fallait s'occuper des jumeaux. Comment tu t'appelles, hm ?
– Aconit. » Et comme elle se souvenait alors, de la douceur de ces journées durant lesquelles elle le regardait en se demandant s'il serait un père aussi parfait avec leurs enfants qu'avec ses frères. Maintenant qu'elle y pense, voudrait-elle s'enchaîner avec quelqu'un qui la muselait ? Non. « Ta famille, tu l'as abandonnée il y a six ans. » Plus jamais. Maintenant, elle le déteste. « Va-t-en. » Et c'est craché, cette fois, et profitant du carton bloquant la progression de l'homme vers la porte, elle recule presque d'un bond ; sans le gifler cette fois, elle la claque une fois de plus, puis débranche d'un geste rageur la sonnette et la caméra.

Elle a un repas à préparer, et un grand imbécile à oublier.

« Aconit. »
Bien, donc elle ne l'ignore plus et elle répond à ses questions ; la voix est sèche, désagréable, mais après tout c'est le ton qu'elle emploie majoritairement, non ? À croire qu'en six ans elle n'a pas eu le temps de redescendre de la dispute durant laquelle elle l'a foutu dehors ; ça lui ressemble bien, mais bon. Elle lui a donné le prénom du petit dernier alors c'est bien qu'ils progressent. Aconit, c'est un super nom en plus, et ça lui va bien à ce petit un peu timide mais apparemment très curieux. « Ta famille, tu l'as abandonnée il y a six ans.
– Mais pardon ?! s'exlame-t-il en relevant vivement la tête vers la jeune femme, outré. »
Il l'a abandonnée ? Et puis quoi encore ; il n'a jamais voulu partir, lui, c'est elle qui l'a... il n'a même pas le temps d'en penser plus. « Va-t-en. »
Et la porte claque encore ; lui, il se tape le pied qu'il a voulu mettre devant le battant contre le carton et il manque bien se casser la gueule avec ses fleurs.
Ah, bon sang. Quelle femme. Qu'est-ce qu'il l'aime. Qu'est-ce qu'elle l'énerve, aussi.
Bien sûr, l'homme ne se démonte pas ; il sonne à nouveau, et s'agace de ne rien entendre de l'autre côté de la porte. Elle a débranché la sonnette ? Ingénieux. Elle est intelligente, en plus. Cette femme est parfaite. Et c'est sa femme à lui.
D'ailleurs il ne serait pas son homme s'il abandonnait facilement ; il a plus d'un tour dans son sac et il a bien l'intention d'en user. Abandonnant le carton sur le pas de la porte, il s'éloigne et fait le tour par le jardin ; avant de partir, il avait prévu de réparer un pan de la clôture qui battait sur ses attaches supérieures. Ce n'est sûrement pas le daron qui l'aura réparé, alors à tous les coups... eh oui, bingo, c'est toujours cassé. Parfait. En une minute, il est passé dans le jardin et s'approche gaiement de la baie vitrée qui n'est jamais fermée à clé. Il frappe fortement sur la glace histoire que personne ne puisse manquer son arrivée, puis ouvre exactement comme s'il était chez lui - ce qui n'est pas faux, disons-le. « Bonjour tout le monde ! claironne-t-il en passant la tête par l'entrebâillement de la vitre, un grand sourire aux lèvres. »
La pauvre mère Esperanza, descendant apparemment l'escalier d'un pas lourd et fatigué, se fige en plein mouvement et pose sur lui deux yeux absolument révulsés. « Gloria ! s'exclame-t-il alors, en ouvrant largement cette fois pour pouvoir conquérir son territoire d'un pas assuré, adressant son plus beau sourire à la matriarche qui commence visiblement à hyperventiler. Comme ça me fait plaisir de vous revoir !
– Jim ? C'est vraiment...
– C'est vraiment moi, eh oui ! Surprise !
– Oh mon dieu... Beltran ! Beltran viens vite, Jim est revenu !
– C'est pas vrai ?! »
Un grand bruit d'effort retentit depuis le salon et Jim devine que le patriarche vient d'arracher son grand corps au fauteuil, sur lequel la peau de ses fesses est probablement restée collée, mais peu importe ; le geste est beau, et lui fait chaud au cœur, sincèrement. Pendant ce temps, Gloria a dévalé les marches restantes avec tant d'empressement qu'il a bien cru la voir mourir sous ses yeux dans une chute diablement ridicule, mais au final tout se passe bien et elle lui tend les mains en se précipitant vers lui pour l'étreindre de toutes ses forces entre ses gros bras mous. « Tu es revenu, tu es revenu, pleure-t-elle contre lui et il peine vraiment à reculer mais il se fait violence parce qu'à ce stade, c'est une question de survie.
– Et j'en suis tout aussi heureux que vous, répond-il en attrapant la main que la mère agitait sous son nez. Respirez, je m'en voudrais de provoquer une catastrophe...
– Mais oui, c'est mon gendre ! »
Bon sang, ce que c'est bon de rentrer chez soi.

Là, c'est le moment où elle serre un peu plus fort le petit corps d'Aconit contre elle, alors qu'Eva revient vers la cuisine, les mains tremblantes ; parce qu'en dépit de la colère, c'est Jim, et Jim a toujours eu une place là où pourtant, il avait décidé de la laisser vacante six années plus tôt. Elle avait osé espérer qu'à sa sortie de prison et voyant son absence de réponse, il s'abstiendrait de lui écrire mais de toute évidence, c'était sans compter sur cette obstination qui est loin de lui être inconnue, pourtant. Exaspérée, triste aussi, Eva décide de faire comme d'habitude et, reprenant son économe, elle s'emploie à préparer ces maudites baies pour le midi en cherchant de toute la force de son esprit autre chose à penser que ces fleurs, cette invitation, ce sourire tranquille et ce qu'elle a entendu. J'aurais jamais dû partir. Mais il est parti, et il a mis six longues années à revenir. Ça, elle ne le lui pardonnera jamais.

Mais ce répit ne lui sera jamais accordé. Elle le comprend, lorsqu'un grand bruit résonne près de la baie vitrée dans le couloir près du salon, et qu'elle n'a pas besoin de tourner la tête pour savoir qui elle va apercevoir de l'autre côté. Bien sûr qu'il est là, Jim, avec son immense sourire et son assurance, quand il passe la porte toujours ouverte pour pénétrer dans la maison là où elle lui a interdit l'accès par deux fois. « Bonjour tout le monde ! » Et ce pas qui s'arrête dans les escaliers, elle sait que c'est sa mère qui croit sans doute entendre un fantôme en lieu et place de ce gendre adoré qu'elle a perdu. La preuve en est, le cri suivant, qui fait déjà songer à Eva qu'elle va effectivement devoir accueillir ce connard dans sa chambre, parce que personne ne lui demandera son avis. « Gloria ! Comme ça me fait plaisir de vous revoir !
– Jim ? C'est vraiment...
– C'est vraiment moi, eh oui ! Surprise !
– Oh mon dieu... Beltran ! Beltran viens vite, Jim est revenu !
– C'est pas vrai ?! »

Alors c'est définitivement terminé, songe la jeune femme en reposant brutalement son économe en balançant à moitié les baies dans l'évier, qu'elle ne terminera pas de peler pour les cuire. Tant pis pour eux, cette fois c'est la goutte d'eau ; elle n'attendait pas grand chose de la part de sa famille pour le jour de son anniversaire, elle doit seulement rejoindre Isma cet après-midi, et avec un peu de chance il sera avec Isaïah pour qu'ils puissent le fêter ensemble ; ce soir, elle ira au restaurant avec Deklan, et elle dormira chez lui. Cela vaudra toujours mieux que de devoir croiser cette tête de con qui serre maintenant son ancienne belle-mère dans ses bras, savourant sa petite victoire en se faisant accueillir comme le roi qu'il n'est plus. « Tu es revenu, tu es revenu...
– Et j'en suis tout aussi heureux que vous, répond-il en attrapant la main que la mère agitait sous son nez. Respirez, je m'en voudrais de provoquer une catastrophe...
– Mais oui, c'est mon gendre ! »

Ça suffit comme ça. Récupérant Aconit d'un geste raide, qu'elle avait installé dans un siège bébé sur la table de la cuisine, elle cherche déjà des yeux son manteau et ses chaussures. Dans l'entrée en bordel, comme d'habitude. « Oh, mon chéri, on savait pas que tu étais sorti, on serait venu te chercher... quel bonheur, tu nous a tellement manqués !
– Allez mon garçon, viens boire une bière, que tu nous raconte ce qui t'est arrivé, hein ! Eva !
– Allez vous faire foutre, pour voir ?! » Et puis quoi encore ? Non, sûrement pas, elle a déjà mis ses rangers et sa veste quand elle croise les trois membres de sa famille, surpris, dans l'encadrement de la cuisine. « Qu'est-ce que tu fabriques ?
– Ça se voit pas ?! J'me casse, aboie-t-elle en titubant à moitié pour enfiler sa deuxième chaussure. J'vous préviens, quand je reviens, ce crétin s'est tiré avec ses affaires, c'est clair ?!
– Et allez, c'est reparti, s'exaspère aussitôt sa mère en roulant des yeux comme son jeune fils. Tu devrais être contente qu'il soit rentré après que tu l'aies chassé... »

CLAC ! Fait la porte d'entrée après qu'elle soit partie en furie en direction du parc ; elle va aller fumer une clope ou dix, prendre l'air, et elle sautera sans doute directement dans la voiture après ça pour rejoindre les taxis volants jusqu'à Enoville. Le tout, bien sûr, en ravalant son chagrin et sa frustration.
Joyeux anniversaire, Eva.