Mettons les choses au clair, puisque tel est son intérêt. Ce n’est pas par pur plaisir que Calypso Situ pénètre l’enceinte de l’Arène Soleil de Jaeda. Ses pas y produisent un claquement étouffé par la terre sous ses pieds, musique sévère de ses bottines à talons hauts. Déjà la chaleur de cette tour spectaculaire l’accable, mais loin d’elle l’idée de se départir du manteau parfaitement assorti à son chemisier pour vivre un peu plus de confort; d’une certaine manière ce dernier pallie à un ressentiment d’autant plus grand : la résistance qu’elle ressent face à son assignation aujourd’hui. On lui a confié la tâche ô combien ingrate d’interviewer la Championne des lieux, celle qui y fait sa loi et sa gloire. Cléora. Calypso sait depuis longtemps que leur rencontre est inévitable, qu’un jour leurs chemins seraient amenés à se croiser de nouveau. Elle espérait peut-être que cette date fatidique soit repoussée encore un peu. La peur est une émotion vive et, animée par de vieilles blessures prenant racine dans un passé compliqué, peut provoquer bien des passions. La journaliste a bien tenté d’échapper à son destin, mais d’une certaine manière elle est faible. Elle veut mener à bien cette entrevue. Elle veut se convaincre d’être en mesure d’y parvenir. Elle désire ardemment le prestige qui accompagne une telle tâche.

Et peut-être, un peu, a-t-elle véritablement envie de la voir elle.

Car la propriétaire des lieux n’est nulle autre que sa grande sœur. La personne qui l’a élevée, la personne qui l’a déçue. Calypso aime se dire que leurs conflits ne l’affectent plus, pourtant c’est déjà pleine de colère et d’appréhension qu’elle arrive avec son équipe de tournage. Ensemble ils s’installent dans un coin avantageux de l’Arène, attendant l’arrivée de la Championne. La brunette arpente le lieu de tournage, révisant les cartons de ses questions pour Cléora sans véritablement les voir, jetant de constantes œillades autour d’elle pour guetter son arrivée. Quand finalement elle arrive…

Elle chavire.

Ce cœur qu’elle pensait froid et immunisé ne l’est pas du tout. Et elle se souvient des raisons qui l’ont poussée à aller contre ses patrons lorsqu’on lui a assigné cette entrevue qui aurait pourtant dû la combler. Ses patrons espéraient ainsi une entrevue plus intime, révélatrice sur cette personnalité publique pourtant discrète et un peu sévère, concentrée davantage sur ses recherches que sur sa notoriété. Peut-être aussi avaient-ils pour projet de causer un peu de drame à la télévision qui rapporterait des vues. On tente de la convaincre depuis longtemps de se mesurer de nouveau à sa sœur, mais aujourd’hui Calypso n’a pas eu l’occasion de refuser. On lui a fait savoir d’une manière parfaitement toxique et cruelle que si elle ne se pliait pas à cette volonté, qu’elle pourrait trouver un emploi ailleurs. Or, la jeune femme d’Hoenn ne veut pas tout recommencer. Elle tient à sa carrière plus qu’à ses propres émotions. Peut-être ne devrait-elle pas. Car à l’instant où Cléora paraît, Caly en souffre, se sent démunie et confuse. De nouveau, elle a dix-sept ans. Elle se sent se renfrogner et ses prunelles sombres deviennent froides et sans vie, une vision rare chez elle.

«Ouais. Mais on est pas là pour causer de ma vie alors soyons professionnelles et finissons-en au plus vite. Je ne te ferai pas perdre ton temps plus longtemps, tout comme j’ai d’autres choses à faire.»

Pourquoi son cœur bat-il si vite ? Tandis qu’on affuble la Championne d’un microphone attaché à son dos, Calypso prend place sur une des chaises. Elle a fait ce genre d’interview des dizaines de fois mais c’est bien la première fois qu’elle doute d’être à la hauteur. Ses mains tremblent malgré les sourires charmants qu’elle adresse à la caméra en guise de pratique. Lorsque son invitée prend place face à elle, elle reste un long moment à la fixer, à s’imprégner de ses traits.

Cléora lui a manqué. Comment peut-elle ressentir quelque chose de pareil ? Ne l’a-t-elle pas abandonnée ?

Calypso prend une grande inspiration.

«L’entrevue comporte une dizaine de questions traitant à la fois de ton statut de Championne et de ta vie personnelle. Il me semble avoir fait parvenir la liste de questions à l’avance, mais il est toujours possible que d’autres se glissent en chemin. Normalement, nous faisons nos entrevues d’une traite et nous coupons le superflu au montage. As-tu des questions ? Nous sommes prêts à débuter.»

La brunette serre ses cartons entre ses doigts pour éviter de trembler. Plus vite cette entrevue sera terminée, plus vite elle pourra s’en aller.

Si elle prenait le temps, que lui dirait-elle ? Calypso n’a pas les mots de toute manière. Si elle devait se risquer sur les pentes glissantes des sujets qui les ont opposées il y a toutes ces années, elle manquerait probablement d’éloquence. Ses idées qui à l’époque lui paraissaient si figées, si faciles à décrire, se sont diluées en nuances de gris. La journaliste n’est tout simplement plus la même personne et ses convictions passées, sans s’éteindre, se sont apaisées quelque peu. Peu importe Kyogre ou Groudon désormais, ou les équipes criminelles qu’elles ont laissé derrière elles à Hoenn. Ce n’est pas ce qui la fâche le plus. Si on lui demandait, la brunette aurait énormément de mal à l’expliquer. Il y a cette blessure dans sa poitrine, ce mal qu’elle ne connaît pas bien et qui pourtant l’habite depuis quinze ans désormais. La voir, lui parler, la sentir près d’elle, ne fait qu’accentuer le phénomène auquel elle résiste par la colère et l’agacement. Il lui semble que peu importe ce que dira Cléora, la crise est imminente. Calypso a envie d’hurler; il ne lui manque qu’une banale raison pour le faire. Une part d’elle-même tente encore de se raisonner et de se calmer, mais devant la houle des vieux ressentiments, il y a plus facile.

Cléora, à l’inverse, a bien plus de retenue ce qui considérant leurs personnalités respectives n’a rien de tellement étonnant. Plus mesurée, compatissante, offrant à sa sœur l’occasion de fuir cette situation dans laquelle elle se sent prisonnière. Malgré toutes ses bonnes intentions, la Championne ne fait qu’alimenter l’esprit de contradiction de la jeune femme. Sous l’effet perçu de son autorité, Calypso se cambre et résiste. Alors que ce n’est que son désir, elle ne saisit pas cette occasion de se désister. Une part d’elle-même, trop fière, s’y refuse. Elle lance un regard noir à sa sœur.

«Je ne suis pas stressée, je fais ça depuis très longtemps merci, pas la peine de s’en inquiéter.» fait-elle d’un ton trop sec pour dissimuler l’étendue de sa panique et de sa frustration. «Je ne sais pas si tu as remarqué, mais tous les gens de mon équipe sont là et attendent de travailler. Si tu voulais te désister, il fallait le faire avant. Nous sommes là, nous allons faire l’entrevue.»

Calypso tente de s’éloigner de la tournure personnelle que prend cet échange en se recentrant sur son travail. Un terrain bien connu et rassurant, son terrain. Ici, la Championne ne fait pas sa loi. Entourée de caméras, la journaliste est dans son élément, et cette pensée lui permet de souffler un peu. Comme l’émission n’est pas en direct, elles auront tout le loisir de couper au montage si les choses doivent déraper de toute manière.

«Soyons professionnelles c’est tout ce que je demande. Je ne suis pas ta sœur aujourd’hui, mais une simple journaliste. Gardons les choses ainsi.»

Elle fait signe à son équipe qu’elle est prête de l’un de ses magnétiques sourires. Elle croise les jambes de manière nonchalante, presque pour se convaincre qu’elle est détendue et à l’aise. Un membre de l’équipe lui fait signe que la caméra tourne. Calypso aussitôt se transforme en une version encore plus concentrée d’elle-même : très enthousiaste et un peu fausse; un parfait produit à consommer pour ses spectateurs.

«Bonjour et bienvenue à notre émission spéciale ce soir en compagnie de la Championne de l’Arène Soleil, Cléora Situ ! Madame Situ, merci d’accepter de nous recevoir dans notre Arène aujourd’hui. Nos spectateurs réclament d’en apprendre un peu plus à votre sujet depuis un bon moment. Certains disent qu’un certain mystère vous entoure. Nous allons tenter ce soir de percer vos secrets. Tout d’abord, parlez-nous de ce à quoi un challenger visitant votre Arène peut s’attendre ? Quel genre de Championne êtes-vous ?»

Calypso s’est jetée dans ce personnage qu’elle joue. Plus tard, il lui faudra affronter de nouveau sa sœur, mais pour le moment elle profite de cette accalmie.

Cléora n’a pas tort de relever l’évidente tension présente chez sa sœur. Or, Calypso n’est pas disposée à l’entendre ou à s’apaiser. Une bonne discussion aurait peut-être aidé son état, néanmoins elle ne s’y sent tout simplement pas prête. Revoir son aînée, même si elle y était préparée a causé chez elle un choc, un choc dont les secousses la font encore frémir. Quinze ans n’ont pas effacé la lourde blessure qu’elles se sont mutuellement infligé. La journaliste aimerait lui répondre quelque parole acerbe, mais la méchanceté ne fait pas partie de ses mœurs, d’autant plus lorsqu’elle se trouve devant un être qu’elle aime toujours. Elle s’inspire donc du comportement de son cher ami Djinn et opte pour la fuite. Se réfugie dans l’entrevue, fait des efforts pour oublier ce surnom dont l’a affublée la Championne. Soeurette. Calypso tente de l’oublier. Cléora Situ. La redoutable Championne de type Sol. Pas sa sœur. Celle qui représente un défi de taille pour les journalistes qui se risquent à l’interviewer : elle a un talent de maître pour esquiver les questions qui la touchent plus personnellement. Une véritable politicienne… ou une véritable ex-criminelle. Pour certaines personnes, il s’agit de la même chose.

La réponse offerte par l’aînée du duo d’ailleurs ne se fait pas attendre et Calypso retient presque un sourire. En d’autres circonstances, le défi offert l’aurait amusé. Malgré tout, il y a assez de contenu dans les paroles de l’interviewée pour permettre à la journaliste de rebondir. La brunette doit s’avouer impressionnée par sa sœur et sa manière de bifurquer l’attention vers autre chose, comme par exemple les indicateurs de sécurité pour venir à l’Arène.

«Évidemment, l’Arène Soleil ne porte pas son nom pour rien ! Je confirme à nos auditeurs qu’il fait chaud ici, et l’Arène propose une expérience unique à ses challengers. Vous parliez tout à l’heure du fait que le lien qu’un dresseur et son Pokémon entretiennent peut devenir déterminant dans un match d’Arène. Comment testez-vous ce fameux lien dans vos combats ?»

Calypso accepte de se prêter au jeu de la Championne pour le moment et tenir la conversation légère. Ainsi elle pourra peut-être la mettre un peu plus en confiance avant de se lancer tranquillement vers les questions les plus épineuses, celles qu’elle garde pour la fin.

«Cette Arène comme nous en avons discuté, représente un défi en soi pour les challengers avec un environnement parfaitement adapté au type Sol que vous représentez. Parlez-nous de votre intérêt pour ce type et comment vous avez développé cet amour pour celui-ci ?»

La journaliste penche la tête vers le côté en scrutant sa sœur dans les yeux, avec grand intérêt. Réel ou faux ? Difficile à dire tant l’illusion est parfaite, entraînée à travers ses années dans le milieu. Calypso ne ment pas, ou du moins pas souvent. Mais embellir est un talent chez elle; il peut servir autant pour le bien que pour le mal selon les situations. Son auditoire n’y verra que du feu, mais au fond de ses prunelles luit encore une détresse que sa sœur saura deviner chez elle. Après tout, c’est elle qui l’a élevée. C’est elle qui l’a façonnée, de bien des manières, à son image.

Calypso ne cherche pas réellement à la piéger. L’entendre parler d’Hoenn et de son sinistre passé ferait probablement grand plaisir à ses patrons qui se nourrissent de drama et d’histoires rocambolesques. La journaliste ne joue pas leur jeu; la rigueur l’intéresse au-delà d’un scoop intéressant. Sa mission professionnelle l’amène peut-être en terrain dangereux, or son intention était pure : elle veut dévoiler un peu plus de qui est Cléora en tant que Championne, ce qui l’anime. Elle veut ouvrir cette porte bien gardée et faire connaître ce singulier personnage. Éclairer les challengers de son Arène, les préparer en quelque sorte au défi que les attendent. Calypso connaît bien assez le milieu pour savoir que sa sœur leur prépare un match difficile s’ils osent simplement se mesurer à elle. Non, la journaliste n’a aucun désir d’emmener son aînée à discuter de son passé malgré sa question au sujet des types Sol. Il s’agit simplement d’un hasard. Dans les faits, la brunette a peur de ce que pourrait révéler sur leur historie commune Cléo si jamais elle s’y risquait. Elle opte donc pour des sujets traitant particulièrement de sa position de Championne, sujets bien plus aisés autant pour l’une que pour l’autre.

Un sourire franc échappe à Caly d’ailleurs alors que sa sœur en dévoile un peu plus sur sa stratégie de prédilection : les attaques de statut. Voilà ce à quoi elle aspirait en posant sa question et la transparence de la Championne la satisfait énormément. La jeune femme ne sait pas vraiment comment les attaques de ce type peuvent aider à tester le lien entre un dresseur et son Pokémon. Elle-même ne se questionne jamais sur ce genre d’éléments pourtant effectivement essentiel. Elle se contente d’être elle-même avec ses alliés, sans se soucier du reste.

La conversation bifurque du tout au tout alors qu’une figure familière fait son apparition auprès de Cléora. En le voyant émerger, Calypso se sent se raidir et son cœur accélérer de manière effrénée. Elle qui reprenait lentement contenance vient de perdre pied devant ce vieil ami, ce membre de sa famille. Galéon. À l’instar d’un Léviator sauvage, la cadette lui doit la vie. Et de le revoir ainsi tandis qu’à demi-mots la Championne raconte comment elles ont croisé sa route, tandis qu’il n’était qu’un Balbuto, dans le désert. La gorge de Calypso se serre alors que les souvenirs affluent. Ils papillonnent sous son crâne, humidifient ses yeux. Elle revoit Cléora la trimballer à travers Hoenn, cherchant à la protéger. Tous les sacrifices qu’elle a fait. Calypso sait. Elle sait que sa sœur ne mérite probablement toute la colère qui l’habite. Mais c’est plus fort qu’elle. Ces souvenirs ne font qu’accentuer cette sensation d’abandon qu’elle ressent. À quel moment leur relation a-t-elle changée ? Cette question comme beaucoup d’autres la hantent. Les secondes s’égrainent sans qu’elle n’aille rien dit, son regard rivé sur Galéon.

«Calypso…?» fait le technicien pour la rappeler à l’ordre.

L’hésitation pourra être coupée au montage, heureusement. Lentement, la jeune femme revient à elle, non sans avoir adressé un regard lourd de sens à Cléora. Elle renifle et se racle la gorge avant de poursuivre.

«C’est très intéressant, Galéon est donc bien loin de chez lui, tout comme vous.» tout comme elle, aussi. «Concernant votre thèse, beaucoup de gens se demandent : comment faites-vous pour jongler entre vos responsabilités de Championne et vos recherches ? Cela ne doit pas toujours être très facile.»

Calypso a l’impression qu’il s’agit d’un critère pour devenir un Champion à Lathea : être polyvalent. Entre Mallory Edgerton qui est aussi musicien et Jasper Oswald qui est homme d’affaire, Angarad Weaver une chef de police… L’élite Pokémon à Lathea se caractérise vraiment par des gens extraordinaires. Et aussi frustrée puisse l’être Calypso, elle doit reconnaître que sa sœur n’a rien de commun.