Peut-être qu'Eva ne devrait pas faire ça. Peut-être qu'elle ne devrait pas le regarder avec défi, le provoquer sans retenue, qu'elle ne devrait pas s'amuser à piétiner son coeur de cette façon. Au nom de tout ce qu'ils ont partagé, elle aurait dû avoir un peu plus d'égards, avoir gardé une part de tendresse pour l'homme aux yeux révulsés qui lui fait face, sa main bloquant lourdement la sortie d'une pression ferme, furieuse. Elle sait qu'elle ne devrait pas continuer sur cette lancée, et que la dernière phrase était la phrase de trop. Mais au regard des années qui se sont déroulées et de tout ce qu'il lui a fallu apprendre au mépris de bien des plaisirs, Eva ne peut pas faire comme si elle ne lui en voulait pas encore à en crever, d'être parti, de l'avoir laissée. D'user comme prétexte un ordre craché sous le coup de la colère comme tant d'autres avant eux, pour faire sa valise et partir. Qu'il ait des remords ou non, cela n'y change rien du tout. Elle ne devrait pas avoir honte.

« Tu te fous de ma gueule, entend-elle alors devant elle, comme un grondement menaçant le tonnerre qui risque de s'abattre sur elle. Dis-moi que tu te fous de ma gueule. » Peut-être qu'elle devrait ? Lui sourire et lui dire que ce n'est pas vrai. Lui mentir et lui dire qu'elle sera capable de lui pardonner son départ, sans remettre quoi que ce soit en question, sans vagues. Mais l'aimerait-il, Jim, si Eva était comme les autres, coulante et arrangeante, idiote, l'aimerait-il aussi fort si elle avait décidé de lui obéir ou au contraire, aurait-il fini comme ces autres hommes avant lui, ennuyé par une routine morne et une bande de marmots jusqu'à l'abandonner, esseulée, éplorée ? Elle n'en sait rien. Peut-être que le problème réside justement dans le fait qu'elle l'a aimé si fort sans qu'il soit réellement quelqu'un pour elle, et elle pour lui. Elle n'en sait rien. De toute manière, c'est fini.

Et chaque seconde qui passe ramène ce constat un peu plus fort sur Jim, en pleine tête, comme le glas d'une relation morte allant et venant pour détruire ces conditions qui l'ont rendu si confiant, quelques jours seulement plus tôt. « Ça t'amuse, hein ? » Prendrait-elle seulement la peine de lui répondre que non ? Ça ne l'amuse pas, il ne lui a pas laissé le choix, mais cette douleur qu'elle lit dans ses yeux assombris par la colère, qu'elle devine sous le feu d'une rage grandissante, elle ne peut pas vraiment dire qu'elle l'amuse, loin de là. J'aurais préféré que tu ne reviennes pas. Eva ne sait pas si elle aurait été plus heureuse avec Deklan qu'avec lui, mais il aurait pansé ses blessures, elle en est certaine. Elle aurait fini par réussir à l'oublier.

Alors Jim doit s'en aller ; et pour ça, il faut lui faire mal. Très mal. « Ça te fait plaisir de me dire ce genre de trucs ? C'est de mon départ dont tu te venges ? » Eva tressaille lorsque la large paume de Jim se pose sur son épaule. Si le geste a une étrange précaution, il n'en est pas moins ferme lorsqu'il la repousse pour l'éloigner de la porte, comme si elle allait lui donner la moindre réponse ici, chez elle, à l'intérieur de sa serre.  « C'est toi qui m'as dit de partir, c'est toi qui m'as foutu dehors, qui as saboté tout ce que j'ai entrepris pour revenir plus vite et maintenant que je suis là, tu me reproches d'avoir mis trop de temps, tu me... nargues comme la dernière des... » Jim n'a pas besoin de prononcer les insultes auxquelles il pense pour qu'Eva les entende, et ses sourcils se froncent, penchés vers son nez pour dessiner une grimace hargneuse. Qu'a-t-elle saboté qu'il n'avait pas déjà détruit en partant ? Inutile de faire comme si cette dispute n'allait pas reprendre leurs anciennes teintes, ils savent tous les deux comment elle va se terminer.

« Pourquoi tu fais ça ? Qu'est-ce que tu veux, hein ? Ça t'amuse, tu prends ton pied, c'est QUOI que tu cherches ?!
– Tu me poses vraiment la question ? aboie-t-elle aussitôt, dressant son visage vers le ciel pour affronter ses yeux rageurs, défiante ; elle n'a pas l'intention de reculer. Comme si tu le savais pas déjà, tu l'as su à l'instant où j'ai ouvert la porte de la maison, je veux que tu dégages de ma vie pour de bon, Jim, tu m'entends ?! » Ou va-t-il falloir le faire souffrir plus encore ? Oui, sans doute. « C'est foutu, c'est foutu depuis des années parce que t'as été assez con pour me prendre au mot, et me prends pas pour une conne, t'as toujours su ce que ça voulait dire quand je disais casses-toi, si vraiment j'étais la fille que tu voulais fallait pas te barrer Jim, ou assumer les conséquences de tes décisions de merde. » Les conséquences, elles sont là. Elle, sans lui, leurs vies qui prendront, désormais, des chemins différents. Si la pensée lui serre atrocement la gorge, Eva fait de son mieux pour ne rien en montrer.

« J'ai passé deux ans à essayer de t'oublier quand j'ai compris que tu reviendrais pas et voilà que je reçois des putains de lettres, comment tu croyais qu'elles allaient être reçues ? T'as cru que je t'attendais à bras ouverts ? » Son ricanement est aigre, brûlant, furieux alors qu'elle croise les bras et qu'on verrait presque une langue fourchue jaillir de derrière ses incisives. « La place que t'as laissée vacante, elle est occupée maintenant. Que tu sois d'accord ou non, j'en ai rien à foutre. »

« Tu me poses vraiment la question ? »
Eh bien oui, bien sûr que oui parce que ça ne coule pas de source même si c'est ce qu'Eva a l'air de croire. Ils s'étaient promis d'être ensemble jusqu'à la fin, un amour éternel, quoi qu'il arrive, ils s'étaient promis tout. Et ce qui s'est passé il y a des années n'a pas remis ça en question ; pas pour lui bon sang, pas pour lui. « Comme si tu le savais pas déjà, tu l'as su à l'instant où j'ai ouvert la porte de la maison, je veux que tu dégages de ma vie pour de bon, Jim, tu m'entends ?! »
L'homme en tressaille malgré lui, lorsque le cri de la femme qu'il aime se heurte aux fragiles barrières du sang-froid qu'il lui reste. Je veux que tu dégages de ma vie. À peu de choses près, ça ressemble à ce qu'elle lui a dit le jour où il est effectivement parti ; ce sont ces mots-là qu'il a répétés rageusement dans sa tête tandis que sa voiture filait à une vitesse indécente, peinant à retenir la rage que son impuissance faisait gonfler dans son esprit. Il s'est éloigné d'elle, le plus rapidement possible, mais il n'a pas eu besoin de beaucoup de temps pour se rappeler que quoi qu'il arrive, toutes les routes sur lesquelles il aurait pu essayer de s'enfuir le ramèneraient à elle. Parce que c'était comme ça que les choses étaient, parce que c'est comme ça qu'elles doivent être.
En tout cas c'est ce qu'il a toujours considéré ; peut-être que ça l'a aidé à tenir, à la guerre, en prison. Peut-être qu'il s'est bourré la tête de vérités tronquées pour parvenir à s'accrocher, pour réussir à revenir et la retrouver, lorsqu'il s'est rendu compte du non-sens absolu que devenait sa vie lorsqu'il l'imaginait sans elle. « C'est foutu, c'est foutu depuis des années parce que t'as été assez con pour me prendre au mot, et me prends pas pour une conne, t'as toujours su ce que ça voulait dire quand je disais casses-toi, si vraiment j'étais la fille que tu voulais fallait pas te barrer Jim, ou assumer les conséquences de tes décisions de merde. »
Et maintenant, le sens de ces mots, il a changé ? Casse-toi aujourd'hui, qu'est-ce que ça veut dire hein ? Comment peut-elle lui reprocher de l'avoir prise au sérieux : ils se disputaient tous les jours et la plupart du temps c'est par cet ordre rageur que se soldaient leurs différends. À force de l'entendre, il a fini par supposer qu'elle le pensait, qu'elle voulait qu'il s'en aille ; pendant quelques heures un peu trop longues, il a baissé les bras. Il l'a laissée gagner, et c'est ce qu'elle lui reproche aujourd'hui. « J'ai passé deux ans à essayer de t'oublier quand j'ai compris que tu reviendrais pas et voilà que je reçois des putains de lettres, comment tu croyais qu'elles allaient être reçues ? T'as cru que je t'attendais à bras ouverts ? »
À vrai dire, ça allait de soi pour lui. Ils ne s'étaient pas vus depuis des années, alors... de toute évidence il a été stupide de ne pas interpréter ses lettres sans réponses, son absence de visite. Eva n'a jamais été du genre à laisser couler quoi que ce soit, alors il aurait dû se douter que même le bonheur de leurs retrouvailles, il faudrait se battre pour l'arracher. « La place que t'as laissée vacante, elle est occupée maintenant. Que tu sois d'accord ou non, j'en ai rien à foutre. »
Alors cette fois, il va falloir qu'il gagne, comprend-il en la toisant, blessé, furieux et paralysé par la profondeur de ses yeux verts qu'il n'avait plus vus briller ainsi depuis ce qui ressemble à une éternité entière. Il a envie de lui demander si elle l'aime encore lui ou si elle aime l'autre. Mais c'est inutile, parce qu'il sait ce qu'elle lui répondrait et il sait qu'il ne faudrait pas la croire. Ses mensonges, il ne les distingue plus aussi bien qu'avant. « Ça va bien finir par te passer, répond-il simplement, les yeux luisants de détermination et du chagrin qu'il n'a aucun mal à refouler en raison des tremblements de colère qui parcourent toujours ses membres. En six ans, t'aurais eu le temps d'en construire de belles, des relations dans cette place vacante, tiens. Trois mois, c'est ce que t'as de mieux ? Ils ont duré combien de temps ceux d'avant ? »
Il sourit, mais il a sûrement plus l'air de lui montrer les dents qu'autre chose ; son rictus et hargneux, furieux, méprisant. « Comme si t'avais rencontré qui que ce soit qui soit vraiment capable de prendre ma place. Vraiment. Me fais pas rire. »

Ça ne suffira pas. Eva le sait, ça ne suffira pas à le faire partir, la quitter une seconde fois, ça ne suffira pas pour qu'elle puisse terminer de balayer sous la porte des souvenirs pour cacher ceux qui ont eu l'audace de tenter de s'enfuir et de l'envahir de nouveau. Qu'importe qu'ils brillent si fort, ces yeux qu'elle adorait, ce regard qui la caressait ou la giflait au rythme effréné des torrents qui roulaient dans leurs voix, tantôt furieuses, ou passionnées, peu importait, ils n'ont jamais rien su faire calmement. Même une séparation, ils n'ont pas su faire, c'était sans doute la dernière chose qu'ils aient pu voir arriver. « Ça va bien finir par te passer, gronde-t-il alors, bien loin de reculer, convaincu, plutôt, qu'il reste d'eux quelques petites miettes à sauver. En six ans, t'aurais eu le temps d'en construire de belles, des relations dans cette place vacante, tiens. Trois mois, c'est ce que t'as de mieux ? Ils ont duré combien de temps ceux d'avant ? » L'attaque est soudaine, vexante, cruelle et le rictus qu'il affiche est au moins aussi douloureux que l'accusation qui vrille les tempes de l'éleveuse, fait éclater quelque chose de furieux dans son esprit malmené par sa simple présence.

« Comme si t'avais rencontré qui que ce soit qui soit vraiment capable de prendre ma place. Vraiment. Me fais pas rire.
– J'aurais pu, crache-t-elle en réponse, si j'avais eu le temps de faire autre chose que de m'occuper de ma famille. » Le regard qu'elle lui jette est aussi suintant de mépris que celui qu'il vient de lui jeter. « Cette famille que tu considères toujours comme la tienne alors que tu l'as abandonnée. » Comme s'il était toujours en droit de revendiquer quoi que ce soit, si Ismaël ne l'a pas eu, alors lui non plus. Tous les deux sont partis sans se retourner, personne ne l'a soutenue, tout le monde l'a laissée. C'est elle qui a tout porté à bout de bras pendant six longues années, plus encore, si on compte toutes les autres où elle avait, tout de même, la chance d'être épaulée. Jim l'en a privée, comme il l'a privée de bien des choses.

« Et les deux premières années, j'ai effectivement attendu que tu reviennes. Je sais pas si t'as bien remarqué comme les choses ont changé pour moi, crois pas que j'ai l'intention de retourner dans la relation merdique dans laquelle on était alors que ça fait effectivement trois mois que j'ai trouvé quelqu'un qui vaut bien plus que toi. » Les yeux de l'homme s'illuminent de colère, mais elle n'en a cure ; tant pis, à l'issue de cette dispute, peut-être qu'il s'en ira de nouveau, et pour de bon, cette fois. « On est plus fiancés, achève-t-elle. Je suis avec quelqu'un d'autre. J'ai l'intention de construire quelque chose avec lui, et que ça dure ou non, dans tous les cas c'est pas ton problème. Même si j'étais seule, je t'aurais pas repris de toute façon. »

« J'aurais pu, si j'avais eu le temps de faire autre chose que de m'occuper de ma famille. »
C'est bien la preuve qu'elle ne pourra jamais être avec quelqu'un qui ne soit pas prêt à sauter à pieds joints dans ladite famille, et Arceus sait que les Esperanza ne sont pas faciles à amadouer. Lui, il a réussi ; lui il a tout abandonné pour eux, et son absence forcée ne lui a pas retiré le moindre droit, quoi qu'en pense la femme qui le regarde comme s'il était le pire des criminels, là où il n'a jamais fait que lui obéir. Si ce n'est pas la preuve qu'il ne faut jamais écouter Eva, il ne sait pas ce que c'est. « Cette famille que tu considères toujours comme la tienne alors que tu l'as abandonnée. »
Oh, il voyait très bien de quelle famille elle parlait, pas la peine de préciser : celle dont elle l'a privé lorsqu'elle l'a foutu dehors. Ça a été difficile sans lui ? Bien sûr que ça l'a été, elle en faisait déjà beaucoup trop lorsque la charge était partagée, mais à ça il fallait peut-être y penser avant de s'amputer elle-même du seul homme capable de l'aimer et de la soutenir dans cette entreprise folle malgré elle, malgré tout.
Jim a peut-être renoncé, il a baissé les bras trop vite, il l'a laissée gagner trop tôt là où il aurait mieux fait de continuer à se battre malgré la fatigue, malgré la lassitude et le chagrin dont ni l'un ni l'autre ne savait comment se débarrasser. Mais lui, à aucun moment il n'a douté de la chance qu'il avait d'être aimé par quelqu'un comme elle. Et ce n'est sûrement pas aujourd'hui qu'il va réussir à entendre que ce n'est plus le cas désormais. « Et les deux premières années, j'ai effectivement attendu que tu reviennes. Je sais pas si t'as bien remarqué comme les choses ont changé pour moi, crois pas que j'ai l'intention de retourner dans la relation merdique dans laquelle on était alors que ça fait effectivement trois mois que j'ai trouvé quelqu'un qui vaut bien plus que toi. »
L'ancien médecin pourrait sans doute relever le relation merdique qui ne lui fait certes pas plaisir, mais il est beaucoup trop occupé à secouer la tête en ricanant. Quelqu'un qui vaut mieux que lui, hein ? Non. Personne d'autre que lui ne saurait soutenir cette place soi-disant vacante sur le long terme. On verra combien de temps il tiendra, l'autre. « On est plus fiancés, achève-t-elle. Je suis avec quelqu'un d'autre. J'ai l'intention de construire quelque chose avec lui, et que ça dure ou non, dans tous les cas c'est pas ton problème. Même si j'étais seule, je t'aurais pas repris de toute façon.
– Menteuse, réplique-t-il en relevant le menton, la mettant presque au défi de lui dire ça encore une fois, droit dans les yeux. Y a pas un seul de tes mots que je peux croire. Ça aurait été mieux que je sache ça avant de faire ce que tu m'avais demandé le soir où je suis parti, mais bon. »
Tant bien que mal, l'homme retrouve son calme peu à peu ; il appréhende de son mieux la situation telle qu'il la comprend désormais, et s'il aimerait très fort la rejeter en bloc et la changer comme il avait coutume de le faire auparavant, il sait qu'il ne le peut pas, cette fois. La guerre et la prison lui ont permis d'apprendre pour de bon ce que la catastrophe de Myrtha avait essayé de lui faire entrer dans le crâne : certaines choses ne dépendent pas de lui, et l'impuissance n'est pas une chose à laquelle on peut échapper toute sa vie. Il va falloir faire avec, et quoi qu'il essaie d'atteindre à la fin de ce qu'il entreprend, il n'y arrivera pas aujourd'hui. Seulement, il n'est pas question de laisser Eva imaginer qu'il puisse être sur le point de renoncer. Qu'elle le veuille ou non, elle est liée à lui, il fait partie de sa vie, et maintenant il est de retour. Pas question de la laisser vivre comme si ce n'était pas le cas. « S'il est si parfait, ton petit-copain, pourquoi tu l'as pas encore présenté à ta famille, hm ? siffle-t-il avec un nouveau sourire torve. T'as besoin de temps, tu veux faire les choses bien ? C'est ça que tu te dis pour te rassurer ? Comme si t'avais pas juste conscience qu'il aura pas sa place avec eux... ou pas sa place avec toi, dans cet aspect-là de ta vie. »

« Menteuse, crache aussitôt Jim en relevant le nez bien haut, comme si cela allait suffire à lui faire  baisser l'échine. Y a pas un seul de tes mots que je peux croire. Ça aurait été mieux que je sache ça avant de faire ce que tu m'avais demandé le soir où je suis parti, mais bon. » Il n'aurait jamais dû partir. Quoi que ce soient ses excuses pour justifier la connerie d'un tel geste, c'est un fait, il n'aurait jamais dû s'en aller. Il l'a amputée d'une partie d'elle en partant, il l'a laissée comme une chienne attachée à un arbre, qu'il ne fasse pas l'étonné qu'elle ne lui fasse pas la fête à son retour. Il a bien fallu trouver d'autres repères, même après dix ans, après avoir appris à devenir une adulte avec lui. Aujourd'hui, c'est un autre temps, c'est tout. Remuer tout ça, c'est remuer la merde et il y en a bien assez ici pour que Jim en rajoute.

« S'il est si parfait, ton petit-copain, pourquoi tu l'as pas encore présenté à ta famille, hm ? » reprend-il, hargneux, un sourire hideux aux lèvres. Combien d'assiettes, d'objets en tout genre ont volé à travers la maison familiale à cause de sourires de ce genre, quand il se foutait d'elle, quand il ne l'écoutait pas ? Quelque part, il a bien fait de partir. Quand elle le voit comme ça, elle n'aperçoit que l'enfer derrière les promesses de vie à deux et de bonheurs partagés. Va te faire foutre. « T'as besoin de temps, tu veux faire les choses bien ? C'est ça que tu te dis pour te rassurer ? Comme si t'avais pas juste conscience qu'il aura pas sa place avec eux... ou pas sa place avec toi, dans cet aspect-là de ta vie.
– A qui la faute ? crache-t-elle en réponse. Mes parents ont eu que ton nom à la bouche pendant des années, t'as trouvé le moyen de rendre les choses difficiles sans être là, t'es fort quand même, hein ? »

Parce que sa mère lui a toujours dit que c'était de sa faute, à elle ; qu'elle n'avait pas agi correctement, qu'elle n'avait pas suffisamment pris soin de Jim, que cela ne pouvait que mal finir, qu'à force de s'énerver, il allait forcément partir. « T'as toujours critiqué le comportement de ma mère, mais je suis sûr que là t'es d'accord avec elle quand elle dit que tout est de ma faute, hm ? T'as jamais vu que ce qui t'arrangeait, la preuve, t'es encore convaincu que t'as un putain de droit sur moi. T'en as pas, t'en as jamais eu. » Ou en tout cas, il n'en a plus, et ce depuis six ans. « Mais donne ton avis si tu veux, reprend-elle en laissant l'ombre d'un sourire cruel étirer le coin droit de sa bouche, dans une expression ironique. C'est bien tout c'que tu peux faire, ouvrir ta grande gueule, vu que tu vas pas vraiment pouvoir empêcher Deklan de me voir... enfin ça me ferait marrer de te voir essayer, cela dit. »

« A qui la faute ? feule Eva, au moins aussi furieuse que lui maintenant. Mes parents ont eu que ton nom à la bouche pendant des années, t'as trouvé le moyen de rendre les choses difficiles sans être là, t'es fort quand même, hein ? »
Oui, et il n'en est pas fier, songe-t-il en luttant pour ne pas se décomposer. Il a vu Isaïah, il sait que sa disparition soudaine a été un vrai choc pour la plupart des membres de la famille et il sait qu'il leur a manqué à tous, pour tout un tas de raisons. Accepter cette proposition de la part de l'armée a indéniablement été la plus énorme connerie de sa vie, et cette décision il l'a prise seul, quand bien même elle aurait été motivée par la colère et le chagrin qui l'ont envahi lorsqu'il s'est cru mis à la porte tant de son foyer que de sa famille. « T'as toujours critiqué le comportement de ma mère, mais je suis sûr que là t'es d'accord avec elle quand elle dit que tout est de ma faute, hm ? T'as jamais vu que ce qui t'arrangeait, la preuve, t'es encore convaincu que t'as un putain de droit sur moi. T'en as pas, t'en as jamais eu. »
Eva n'y est pas, et il n'est pas certain de vouloir la contredire : le soutien du reste de la famille lui sera indispensable s'il ne veut pas péter les plombs avant d'avoir réussi à la récupérer. Et quelque part il est assez flatté de savoir que ses beaux-parents ont pris son parti dans cette affaire, parce qu'après tout si elle ne l'avait pas mis dehors il ne serait pas parti et il ne se serait jamais engagé dans l'armée. Mais bon, c'est l'histoire de l'œuf et du Galifeu, à ce niveau. « Mais donne ton avis si tu veux, continue Eva avec l'un de ces sourires qui lui faisaient toujours pété les plombs, quand il avait l'impression d'avoir le dernier mot et qu'elle le contredisait comme ça. C'est bien tout c'que tu peux faire, ouvrir ta grande gueule, vu que tu vas pas vraiment pouvoir empêcher Deklan de me voir... enfin ça me ferait marrer de te voir essayer, cela dit.
– Mais j'aurai même pas besoin d'essayer ! s'exclame-t-il en réponse, les dents serrées malgré sa tentative de détachement : il en crève d'envie quand même. Il va se barrer tout seul quand il comprendra quel genre de vie t'as et t'auras toujours ! À moins que tu finisses par le foutre dehors lui-aussi ou qu'il en ait juste marre de tes crises d'hystérie... enfin à condition qu'il en ait seulement déjà vu une. »
Oui, non ? Il l'observe, la détaille, et alors qu'elle a l'air de vouloir se jeter sur lui pour lui arracher les yeux, il a sa réponse. « Non, pas encore ? Bah, alors il se cassera à la première, t'auras même pas à te donner la peine de lui hurler de se casser, à celui-là. »

« Mais j'aurai même pas besoin d'essayer ! Il va se barrer tout seul quand il comprendra quel genre de vie t'as et t'auras toujours ! À moins que tu finisses par le foutre dehors lui-aussi ou qu'il en ait juste marre de tes crises d'hystérie... enfin à condition qu'il en ait seulement déjà vu une. » Non, jamais. Jamais Deklan ne l'a vue vraiment en colère, mais d'un autre côté, il n'a jamais rien fait pour. Elle l'attendait au virage, pourtant, le premier soir où, après avoir passé la journée chez lui, elle s'est changée pour sortir, comme ça, juste pour voir. Quelle n'a pas été sa surprise, alors, quand l'homme s'est tourné avec un grand sourire, pour complimenter sa tenue et lui souhaiter une bonne soirée. Pas de questions, de méfiance, pas de regard tordu sur le nombre de centimètres de sa jupe, rien de tout ça. Pour la première fois depuis le départ de Jim, elle a été soulagée ; et c'est sans doute à ce moment-là qu'elle a compris qu'elle avait une chance, juste une. Et qu'il fallait la prendre avant de se casser la gueule.

Alors elle ne répond rien, Eva, elle se contente de le foudroyer du regard ; Jim a raison, elle a peur de présenter Deklan, elle ne sait pas s'il supportera une crise de nerfs si jamais l'occasion se présente pour lui d'en être la victime, elle n'est pas certaine de l'avenir, comme elle a pu l'être au contact de Jim. Mais elle y a gagné ; indéniablement, elle y a gagné. « Non, pas encore ? Bah, alors il se cassera à la première, t'auras même pas à te donner la peine de lui hurler de se casser, à celui-là. »
– Mais c'est plus ton problème, Jimmy ! s'écrie-t-elle, à bout de nerfs, en reculant beaucoup plus franchement pour écarter un bras furieux, les yeux écarquillés en dépit du sourire hideux qui revient sur ses lèvres. C'est plus ton problème depuis six ans en fait, ce que je fais de ma vie et de mon cul, tu comprends ça ou l'armée t'a siphonné la tête ?! »

Qu'il arrête, à part la mettre en colère, ça ne lui apportera rien du tout. « Tu sais quoi ? Fais ce que tu veux. Si ça t'éclate de perdre ton temps à attendre gentiment qu'un mec ou un autre me largue, fais mon grand. Moi ça m'engage à rien de toute façon, alors vas-y, attends que je revienne au prétexte que tu seras le seul à me supporter... » Quel genre de connard faut-il être pour lui balancer ça, hein ? Comme si elle allait reprendre un abruti pareil, non, sûrement pas, dix ans c'était bien assez. « Comme si l'inverse était pas vraie en plus, tiens. Y'a bien que moi pour être capable de supporter un connard égocentrique dans ton genre. Ou alors peut-être une nana servile et obéissante avec qui tu te feras chier au bout d'un an et que tu tromperas à tour de bras, qui sait. Pour ce que j'en ai à foutre... »

« Mais c'est plus ton problème, Jimmy !
– Ne m'appelle pas comme ça, réplique-t-il aussitôt, agacé et conscient qu'il sera de toute façon ignoré. »
– C'est plus ton problème depuis six ans en fait, ce que je fais de ma vie et de mon cul, tu comprends ça ou l'armée t'a siphonné la tête ?! »

Oh mais oui, sûrement, puisqu'elle considère qu'ils ne sont plus ensemble alors techniquement elle a effectivement le droit de faire ce qu'elle veut de son cul ; ça ne change rien au fait qu'elle ne réussira jamais à construire quoi que ce soit avec qui que ce soit d'autre que lui. Quant à faire ce qu'elle veut de sa vie, eh bien, il ne l'en a jamais empêchée. À ce stade, la laisser faire sa vie sans lui ce serait de la non-assistance à personne en danger. Pour les éventuels hommes avec lesquels elle essaierait quelque chose, s'entend. « Tu sais quoi ? Fais ce que tu veux. Si ça t'éclate de perdre ton temps à attendre gentiment qu'un mec ou un autre me largue, fais mon grand. Moi ça m'engage à rien de toute façon, alors vas-y, attends que je revienne au prétexte que tu seras le seul à me supporter... »
Mais c'est pas un prétexte, c'est un fait, c'est comme ça et c'est normal : ils sont faits pour être ensemble, eux, eux deux, depuis toujours c'est comme ça, depuis le premier jour. C'est eux, et c'est tout. « Comme si l'inverse était pas vraie en plus, tiens. Y'a bien que moi pour être capable de supporter un connard égocentrique dans ton genre. Ou alors peut-être une nana servile et obéissante avec qui tu te feras chier au bout d'un an et que tu tromperas à tour de bras, qui sait. Pour ce que j'en ai à foutre...
– Ah, je suis devenu infidèle ? C'est marrant ça, on devrait comparer le nombre de personnes qui sont passées dans notre lit ces six dernières années, on verra si t'es en position de prétendre des conneries pareilles longtemps. J'te jure. »
Il ricane, secoue la tête ; tout ça commence à le fatiguer, et il est franchement dérangé par les images qui s'imposent malgré lui dans son esprit. C'est une bonne question, en fait ; combien elle en a eus, des amants, elle ? « J'ai toujours su que tu serais la seule à savoir me supporter et j'ai jamais sous-estimé la chance que j'avais de t'avoir, indique-t-il, juste au cas où. C'est sûrement pour ça que j'ai jamais envisagé de faire ma vie avec quelqu'un d'autre ou que j'ai pas regardé la moindre fille depuis que j'te connais. Je t'aime, je t'ai toujours aimée malgré toutes les saloperies qu'on s'est faites et c'est pas celle-là qui va changer quoi que ce soit. »
À nouveau, Jim la toise, l'admire, la méprise, l'aime et la craint tout à la fois. Personne d'autre qu'elle n'a jamais eu ce genre de pouvoir sur lui, ce genre d'influence. Ça lui avait manqué, aussi désagréable que ce soit d'avoir comme ça le sentiment de parler à un mur ou de se battre avec le vent. Dans le cas d'Eva, il a même plutôt l'impression de parler au vent et de se battre avec le mur. « J'suis de retour dans ta vie et tu te fous le doigt dans l'oeil si t'imagines que ça va rien changer. »

« Ah, je suis devenu infidèle ? C'est marrant ça, on devrait comparer le nombre de personnes qui sont passées dans notre lit ces six dernières années, on verra si t'es en position de prétendre des conneries pareilles longtemps. J'te jure.
– T'es vraiment con, c'est pas possible. » Parce qu'il faut être idiot pour la prendre au mot comme ça ; et elle en est convaincue, si Jim lui a été fidèle pendant toutes ces années, c'est parce qu'elle valait largement qu'on le soit pour elle. Une fille plus douce et plus gentille finirait invariablement par l'ennuyer. Les premières années, il y verrait peut-être enfin un temps calme, un répit ; ensuite, seulement un quotidien triste et moribond avec la vie typique d'une famille qui s'ennuie. Une femme à la maison, servile et gentille, des gamins, un boulot bien payé, des Pokémon de compagnie. Il ne supporterait jamais cette vie avec qui que ce soit d'autre qu'elle. Et même si Eva s'en moque, maintenant, il faut bien reconnaître que cette  idée lui fait tout de même très plaisir.

« J'ai toujours su que tu serais la seule à savoir me supporter et j'ai jamais sous-estimé la chance que j'avais de t'avoir, tanr mieux, alors ils sont sur la même longueur d'ondes. C'est sûrement pour ça que j'ai jamais envisagé de faire ma vie avec quelqu'un d'autre ou que j'ai pas regardé la moindre fille depuis que j'te connais. Je t'aime, je t'ai toujours aimée malgré toutes les saloperies qu'on s'est faites et c'est pas celle-là qui va changer quoi que ce soit. » Non, cette fois c'est différent, bien différent.

Mais après tout, il verra.

Il la toise de toute sa hauteur, Jim, il la dévore du regard ; ça ne change rien du tout, mais indéniablement, certaines choses n'ont pas du tout changé. Il portait sur elle toujours les mêmes oeillades, et peu importait alors s'il s'agissait de colère ou d'amour. Entre eux, il n'y avait pas vraiment de différence pour ces deux états de fait. Ils s'aimaient de cette façon, même si ce n'était pas bien, même si c'était pas sain. « J'suis de retour dans ta vie et tu te fous le doigt dans l'oeil si t'imagines que ça va rien changer.
– Alea Jacta Est, répond Eva en haussant les épaules, avant de se détourner beaucoup plus franchement, cette fois, pour retourner vers la porte. Si t'as envie de te faire souffrir, qui suis-je pour t'en empêcher. » De toute manière, sa petite rébellion intérieure n'y changera absolument rien. Parce qu'elle s'éloigne, parce qu'elle le quitte et que cette fois, il n'est pas question de courir après une voiture pétaradant devant elle en guise de simple adieu.

« Un jour tu comprendras peut-être qu'on a jamais été faits pour être ensemble. » Et ce jour-là, songe-t-elle en allumant nerveusement une cigarette, peut-être que les choses changeront pour de bon, et qu'elle pourra tourner la page. « Au moins ton départ m'aura servi à comprendre ça. Les sentiments ça suffit pas, si ça suffisait, t'aurais fait demi-tour le soir même au lieu de t'engager dans l'armée, t'as juste trop de fierté et trop d'orgueil. Regarde ce que ça t'a coûté. » Et de hausser les épaules. Elle est furieuse, mais le montrer lui donnerait raison. « Quasiment tout, finalement. »

« Alea Jacta Est. »
Jim gronderait de la voir aussi débonnaire s'il ne déployait pas autant d'efforts pour essayer de rester calme. C'est comme si elle s'en foutait, comme si tout ça ce n'était pas un tout petit peu grave, un tout petit peu important. Est-ce qu'elle a seulement conscience de tout ce dont elle décide de le priver en se comportant comme ça ? Est-ce qu'elle a conscience de tout ce dont elle se prive en refusant de reprendre le seul et unique amour de sa vie ? Sans doute pas. Ou alors elle s'en fout et dans ce cas elle est devenue complètement aveugle et débile pendant qu'il n'était pas là. « Si t'as envie de te faire souffrir, qui suis-je pour t'en empêcher. »
Jim n'avait pas vu qu'il y avait une porte de l'autre côté de la serre, sinon il n'aurait sans doute pas fait ce petit numéro pour l'empêcher de sortir mais peu importe ; à défaut d'avoir très envie de courir comme un couillon pour lui bloquer la deuxième sortie avant qu'elle ne l'atteigne, il lui emboîte le pas. Il ne se fait pas souffrir, en fait ; elle, elle le fait souffrir, et d'ailleurs ça a l'air de beaucoup l'amuser. Pour lui, il n'y a pas d'autre choix que celui de la reconquérir. Aucun autre chemin de vie ne lui conviendrait de toute façon ; son avenir sera le leur et puis c'est tout. « Un jour tu comprendras peut-être qu'on a jamais été faits pour être ensemble. »
Jim lève les yeux au ciel pour s'empêcher de répliquer ; il va falloir qu'elle change de disque au lieu de déblatérer les mêmes conneries en boucle. C'est pas parce qu'elle dit souvent la même absurdité que celle-ci finira par avoir du sens.
Ils sortent tous les deux et aussitôt, Eva s'allume une cigarette. Lui, il la toise en silence, comprenant qu'elle n'a pas encore terminé. « Au moins ton départ m'aura servi à comprendre ça. Les sentiments ça suffit pas, si ça suffisait, t'aurais fait demi-tour le soir même au lieu de t'engager dans l'armée, t'as juste trop de fierté et trop d'orgueil. Regarde ce que ça t'a coûté. »
Il sait déjà ce que ça lui a coûté, mais il en a assez de se voir accuser comme s'il était le seul responsable de cette situation. « Quasiment tout, finalement.
– C'est ça oui, ma fierté et mon orgueil m'ont tout coûté et toi t'as pas la moindre responsabilité là-dedans, hein ? siffle-t-il, fatigué de se battre avec lui-même pour conserver son sang-froid en face de quelqu'un qui s'amuse visiblement beaucoup à faire comme si elle n'en avait rien à foutre. T'as eu dix, cent fois l'occasion de me retenir avant que j'parte ce soir-là, c'est trop facile de m'accuser d'avoir réagi sous le coup de la colère alors que t'as absolument pas fait mieux. »
C'est trop facile, c'est pas juste de tout lui mettre sur le dos ; Jim ne se considère pas vraiment comme responsable de ce qui est arrivé mais à aucun moment ni auprès de qui que ce soit il n'a prétendu que tout était de sa faute à elle. Interroger ses propres actes, ça n'a jamais été son genre, pourtant il n'est pas bête au point de considérer qu'Eva elle-même lui a mis un couteau sous la gorge lorsqu'il a passé ce coup de fil pour s'engager. « Et aujourd'hui non-plus d'ailleurs. C'est pas tes sentiments et c'est pas une soi-disant réalisation sur je sais pas quelle connerie de relation merdique qui t'empêchent de me reprendre, c'est ta putain de fierté, parce que tu supportes pas de te dire que t'es peut-être un peu responsable de ce qu'il s'est passé. Si tu me reprends, ça veut dire que tu t'es plantée, et c'est beaucoup plus difficile d'accepter ça que de t'accrocher au fantasme débile selon lequel t'arriverais à refaire ta vie sans moi. »

« C'est ça oui, ma fierté et mon orgueil m'ont tout coûté et toi t'as pas la moindre responsabilité là-dedans, hein ? » Oh, si, bien sûr qu'elle en a une, de responsabilité. Celle de ne pas avoir été suffisamment patiente ce soir-là, à bout de nerfs, et de lui avoir hurlé une ultime fois qu'elle n'en pouvait plus. Casses-toi, s'est-elle écriée, parce qu'elle n'avait même plus la force de se disputer avec lui, dégage, j'veux plus te voir, casses-toi, et arrête de me pourrir la vie. Si ce soir-là il l'a prise au mot, c'est par l'entreprise d'une inconnue qu'Eva n'a toujours pas réussi à résoudre. Mais effectivement, peut-être aurait-elle dû préciser autre chose pour éviter que la fierté de cet abruti foute absolument tout en l'air.  

« T'as eu dix, cent fois l'occasion de me retenir avant que j'parte ce soir-là, c'est trop facile de m'accuser d'avoir réagi sous le coup de la colère alors que t'as absolument pas fait mieux. » Sauf qu'à l'instant où elle a compris qu'il s'en allait pour de bon, Eva a couru à toutes jambes. Il n'a rien vu, il ne s'est même pas retourné, il n'a pas regardé dans son rétroviseur ; s'il l'avait fait, peut-être aurait-il compris alors, il aurait vu sa main tendue et son visage plein de larmes, il aurait peut-être ouvert la fenêtre pour l'entendre le supplier de rester. Mais ses cris se sont perdus dans les hurlements du moteur de son fiancé, et des années plus tard, il a bien fallu avancer sans lui.

« Et aujourd'hui non-plus d'ailleurs. C'est pas tes sentiments et c'est pas une soi-disant réalisation sur je sais pas quelle connerie de relation merdique qui t'empêchent de me reprendre, c'est ta putain de fierté, parce que tu supportes pas de te dire que t'es peut-être un peu responsable de ce qu'il s'est passé. Si tu me reprends, ça veut dire que tu t'es plantée, et c'est beaucoup plus difficile d'accepter ça que de t'accrocher au fantasme débile selon lequel t'arriverais à refaire ta vie sans moi.
– Sans déconner, change de disque Jim, répond-elle. T'es complètement incohérent. » Quelque part il l'a toujours été, Jim est trop impulsif pour avoir des pensées construites quand il est en colère, mais cette fois, il la fatigue.

« On va reprendre les choses depuis le début, poursuit l'éleveuse en se retournant pour le dévisager. Je te dis de dégager de ma maison, tu me prends au mot parce que tu es convaincu que c'est vraiment ça que je veux, hm ? Que là, tu viens de te faire larguer. » Oui, c'est ça ? C'est ça son reproche à lui, c'est elle qui le lui a demandé, et il a obéi. Pour la première fois d'ailleurs, si c'est pas triste. « Donc quand t'as signé ton petit contrat pour l'armée, c'était parce que je t'avais quitté, c'est ça ? » Oui ? Bien. « Alors pourquoi est-ce que tu reviens en considérant que t'es toujours fiancé avec moi ? Figure-toi que c'est pas toi qui décides. Qui plus est c'est quand même pas difficile à comprendre, t'as qu'à me prendre au mot comme il y a six ans, ça te simplifiera la vie ? »  

« Sans déconner, change de disque Jim. T'es complètement incohérent. »
Bien, alors en plus d'être infidèle maintenant il est con ; ça en fait des compliments pour un seul homme, comment va-t-il bien pouvoir le supporter ? « On va reprendre les choses depuis le début. Je te dis de dégager de ma maison, tu me prends au mot parce que tu es convaincu que c'est vraiment ça que je veux, hm ? Que là, tu viens de te faire larguer. »
Méfiant, Jim plisse les yeux ; il n'a jamais, jamais supporté qu'elle lui parle comme s'il avait dix ans. D'ailleurs c'est aussi pour ça qu'il déteste qu'elle l'appelle Jimmy. Enfin, en tout cas oui, c'est bien ça qu'il avait compris ce soir-là. « Donc quand t'as signé ton petit contrat pour l'armée, c'était parce que je t'avais quitté, c'est ça ?
– Ouais. »
Ça y est, il voit où elle veut en venir, et ça ne lui plaît pas du tout. « Alors pourquoi est-ce que tu reviens en considérant que t'es toujours fiancé avec moi ? Figure-toi que c'est pas toi qui décides. Qui plus est c'est quand même pas difficile à comprendre, t'as qu'à me prendre au mot comme il y a six ans, ça te simplifiera la vie ?
– Sauf qu'à force de dire des trucs que tu penses pas ou de demander des trucs que tu veux pas tu peux pas t'étonner de plus être prise au sérieux. C'est à se demander si tu sais vraiment ce qu'est bon pour toi ou pas. »
Il secoue la tête, et cherche son propre paquet de cigarettes dans sa sacoche, non sans lui jeter un regard oblique. « Y a qu'à voir ce que ta fierté et ton orgueil pourraient bien te coûter si t'arrives à me faire partir une deuxième fois. Ce que je te souhaite franchement pas d'ailleurs. »  

« Sauf qu'à force de dire des trucs que tu penses pas ou de demander des trucs que tu veux pas tu peux pas t'étonner de plus être prise au sérieux. C'est à se demander si tu sais vraiment ce qu'est bon pour toi ou pas. » Que ce soit vrai ou non, ce n'est plus le problème de Jim dans tous les cas. Elle a déjà bien assez donné, ces dernières années ont été difficiles ; mais elle a fini par s'en sortir, la preuve qu'elle n'a jamais eu vraiment besoin de lui, comme elle se l'est imaginée pendant tout le temps où elle était avec elle. Les choses ont été moins faciles, mais elles se sont faites. Il suffit de regarder où elle en est maintenant, de toute façon. Loin de se démolir, un petit sourire fleurit sur les lèvres de l'éleveuse alors qu'elle le toise ; il vient d'être piqué dans son égo, elle reconnaitrait ce petit air contrarié entre mille.

« Y a qu'à voir ce que ta fierté et ton orgueil pourraient bien te coûter si t'arrives à me faire partir une deuxième fois. Ce que je te souhaite franchement pas d'ailleurs.
– Pourquoi, parce que tu es si indispensable que j'ai mis ma vie en pause pendant six ans en attendant ton retour ? ricane-t-elle en croisant les bras, les yeux levés vers le ciel. C'était ce genre de petite histoire que tu te racontais pour pouvoir dormir en taule ? » Oui, sans doute. Sinon, il ne lui aurait pas autant écrit, mais c'était beaucoup trop facile ; Eva n'est pas une marchandise, il ne peut pas y renoncer puis y revenir à sa guise. « Mais tu sais, si tu veux te barrer, je t'en prie, Jim, casses-toi. Me menacer ça te servira à rien, pas après six ans. » Il a fait un choix ; maintenant, il va l'assumer. « Enfin, au moins ça me fera une histoire marrante à raconter à Deklan quand il arrivera. D'ailleurs il va pas tarder, donc si tu pouvais débarrasser le plancher... »