Le vent siffle au-dessus du pare-brise de la décapotable et Jim ne se lasse pas de cette sensation ; le souffle de l'air sur son visage est un délice qui lui a manqué presque autant que les yeux accusateurs de sa femme et si c'était son genre il pousserait sans doute de longs youuuhouuu sans discontinuer à mesure que sa voiture file sur les routes goudronnées de Lathea. Mais Jim est quelqu'un de décent avec assez d'amour propre pour s'épargner ce genre d'enfantillages, alors il se contente de sourire de toutes ses dents puis de fermer la bouche lorsque ses gencives glacées par le vent commencent à trop souffrir, et ainsi de suite. Il aurait adoré avoir le luxe de rester un enfant, lui, un peu comme son cher petit-frère auquel il en voulait tant quelques années plus tôt et duquel il compte désormais se faire un allié. Après tout, il a des choses à se faire pardonner, Ismaël, et même si ce n'est pas le cas de Jim, l'entêtement d'Eva ne fait aucune distinction entre leurs deux situations alors... s'attirer les bonnes grâces du garçon le plus âgé de la famille ne sera pas de trop.
Non, le père ne compte pas, le père est un pauvre déchet qu'il a trouvé exactement à la même place que là où il se trouvait lorsque le médecin a fait ses valises il y a six ans : sur son fauteuil devant la télé avec une bière dans la main.
Enfin, peu importe ; ça s'annonce mal pour son retour en fanfare dans sa famille mais il ne s'inquiète pas : il y arrivera. Eva ne l'admettra pas mais elle est toujours dingue de lui alors il n'a strictement rien à craindre pour son avenir et en attendant, il est bien décidé à profiter de tout le temps libre que sa toute nouvelle liberté lui octroie. Faire le pied de grue devant la maison est exclu, et il a bien mieux à faire ; encore une fois, de toute façon il va revenir, alors ce n'est pas la peine de se donner trop de mal.
Manœuvrant comme un as pour garer sa superbe voiture sur le parking près de la gare de la Lande, Jim saute du véhicule qu'il sécurise et verrouille consciencieusement avant de s'avancer vers le quai d'où devrait arriver son ami, venu en train depuis le centre-ville. L'ancien médecin aurait sûrement fait pareil s'il venait directement de Castlerain mais il se trouve qu'il a passé la nuit à Nathalia, où il a fait un bout de chemin avec Fairya, l'adorable éleveuse qui lui est venue en aide à sa sortie de prison.
Le scientifique descend du train qui vient de s'arrêter à quai, et Jim n'attend pas pour lui indique sa position d'un large geste du bras, sourire aux lèvres. « Salut Heath, dit-il, joyeux. Ça faisait longtemps, hein ? »
Deux jours, à vrai dire, donc non, pas vraiment longtemps ; surtout en considérant qu'avant qu'ils ne se retrouvent lorsque Jim est sorti de prison, ils ne s'étaient pas vus depuis quasiment douze ans. La plaisanterie n'en est que plus pertinente, non ? « Tu vas bien ? demande-t-il ensuite, tandis qu'ils se mettent en marche vers les chemins de promenade qui se dispersent dans la grande étendue verte de la Lande. Il fait une chaleur épouvantable aujourd'hui, j'espère qu'on mourra pas déshydratés avant d'avoir pu profiter du paysage. C'est agréable de constater que certaines choses au moins n'ont pas trop changé en quatre ans. »

Bien sûr que non, deux jours ce n'est pas long, mais Jim ne réplique pas : il connaît Heathcliff et il s'est toujours plutôt amusé de le voir manquer l'ironie dans certaines plaisanteries. Cependant, Jim n'a jamais vraiment réussi à déterminer s'il ne comprenait pas le second degré ou s'il décidait simplement de l'ignorer parce que ce genre de blagues l'ennuie. Dans tous les cas, ni l'un ni l'autre n'a jamais cherché à adapter son comportement à celui de l'autre, et tout a toujours très bien fonctionné comme ça, alors autant continuer. « J’ai prévu des bouteilles d’eau, elles devront au moins nous faire la journée. Aucun risque que tu te dessèches, c’est promis. »
Heureusement qu'il est là, son ami. Ça vaut pour cette histoire de bouteille d'eau, quoique Jim est à peu près sûr qu'il ne se serait pas desséché - ou bien c'était de l'humour ? difficile de suivre - et de manière générale, à vrai dire. L'ancien médecin a beaucoup de mal à savoir où il en est exactement maintenant qu'il est supposé reprendre le cours de sa vie, et avoir au moins un repère fixe qui ne le pousse pas dans ses retranchements, c'est un soulagement certain. « Je ne saurais dire si ça a changé, Jim. Je n’étais pas là il y a quatre ans.
– La Lande a toujours été un endroit paisible totalement soumis à la météo. Il y fait horriblement froid en hiver et beaucoup trop chaud dès que les températures remontent, mais c'est plutôt tranquille pour ce que j'en sais. »
Après tout, l'ancien médecin n'a jamais vraiment eu le temps de se promener ici ; ses connaissances sont théories. Ses rares moments de répit, il les passait avec Eva et lorsqu'il avait besoin de solitude, c'est sur la Lumiclairière que se portait son choix. Alors la Lande... ce qu'il en sait il l'a appris en regardant les prévisions météo à la télé. « Tu m'as dit que tu étais dans la région depuis un an. Tu as eu le temps de visiter un peu ? »
Jim n'est pas bête, il a bien remarqué l'absence de l'épouse de son ami. Pour autant, il n'a pas posé de question. Ces deux-là ne se seraient pas séparés de plein gré, et il n'a absolument pas envie de raviver quelque douleur que ce soit dans le cœur de celui qui l'a aidé.